"Le Front national face au théâtre." L’enquête fut publiée à l’été 2015 dans la revue Théâtre(s), qui a certainement plus de lecteurs de gauche que de lecteurs de droite. Un peu plus d’un an après la victoire du FN dans onze villes de France en mars 2014, l’objet de l’article était de dresser un bilan du virage totalitaire prophétisé dans les politiques culturelles municipales. Contre toute attente, la conclusion était celle-ci : "On cherche en vain un spectacle censuré, un directeur licencié, des consignes pour la programmation." On sent l’hésitation entre le soulagement pour les créateurs inquiets et la déception pour les artistes rêvant d’une persécution. Après avoir interrogé les directeurs des théâtres et les metteurs en scène des villes concernées (Béziers, Hénin-Beaumont, Beaucaire…), l’enquête notait que les artistes n’avaient plus l’intention de "vilipender les idées d’extrême-droite dans des tribunes indignées".
Des critiques "voltairiennes"
Relue dix ans plus tard, l’enquête peut faire sourire celui qui a pris connaissance, dans Le Monde du 23 juin, de la tribune de huit cents "personnalités du monde culturel" (dont Isabelle Carré, Gilles Lellouche, Nagui, Romane Bohringer…) : "La culture est totalement absente du programme de l’extrême-droite, pourtant elle est la première victime lors de leur [sic] arrivée au pouvoir." Les huit cents signataires écrivent "non seulement pour faire barrage à la haine de l’autre, mais aussi pour que la France des Lumières conservent un avenir". Les Lumières for ever, donc. Ces mêmes Lumières qui ont poussé Raphaël Glucksmann à cette envolée : "Sommes-nous prêts à donner notre pays, le pays de Victor Hugo, de Voltaire et de Rabelais à la famille Le Pen ? C’est la seule question qui compte."
La question n’est pas mauvaise, à la vérité, mais la naïveté consiste à croire que seul le RN devrait être jugé à partir de l’héritage voltairien.
La question n’est pas mauvaise, à la vérité, mais la naïveté consiste à croire que seul le RN devrait être jugé à partir de l’héritage voltairien (quoi qu’on pense par ailleurs de cet héritage). Voltairiens, les universitaires décoloniaux ? Depuis cinquante ans, ils lisent pourtant avec enthousiasme les travaux de Michèle Duchet : "Tous les textes sur lesquels on s’est fondé pour parler de l’anti-colonialisme et l’anti-esclavagisme des philosophes doivent être en fait considérés comme l’expression d’une politique néo-colonialiste, qui sert les intérêts de la bourgeoisie métropolitaine, et qui trouve dans la fraction “éclairée” de l’opinion un appui immédiat" (Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, p. 160). Pour une bonne frange de la gauche, donc, Voltaire est un capitaliste nuisible, complice de l’idéologie coloniale.
Aussi puéril qu’inutile
Voltairiens, les athées militants ? Qu’on se souvienne de ce passage essentiel du Traité sur la tolérance : "Partout où une société est établie, une religion est nécessaire ; les lois veillent sur les crimes connus, et la religion sur les crimes secrets." Voltairiens, les défenseurs du Hamas ? Qu’ils s’engagent à subventionner et à soutenir contre les intimidations le metteur en scène qui voudra monter La Fanatisme ou Mahomet le prophète. Voltairiens, les défenseurs des droits LGBTQIA+ ? Peu probables, s’ils ont lu l’article "Amour nommé socratique" du Dictionnaire philosophique, où Voltaire qualifie l’homosexualité d’"abomination dégoûtante".
Il apparaît donc aussi puéril qu’inutile de signer des tribunes collectives, d’agiter des banderoles, de prendre des poses avantageuses de sauveurs de la République en péril ou de tenter d’intimider avec les noms de quelques écrivains de moins en moins lus. On comprend à la rigueur ce mauvais spectacle dans l’arène politique, toujours un peu binaire, surtout dans le système des partis. On supporte moins le surjeu médiatique chez les intellectuels et les artistes, qui sont supposés consacrer leur vie à l’exploration de la complexité de l’homme et du monde.
"On a lâché le peuple"
Le brouhaha des rhétoriques simplistes a toutefois un mérite. Il fait immédiatement résonner, par contraste, une parole personnelle et vraie, plus encore quand elle prend la forme d’un examen de conscience. C’est pourquoi la déclaration d’Ariane Mnouchkine, référence d’une bonne partie de la gauche culturelle, frappe tant :
Je nous pense, en partie, responsables, nous, gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple. On n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds. On a insulté un gros tiers de la France par manque d’imagination. L’imagination, c’est ce qui permet de se mettre à la place de l’Autre.
Contrairement aux éphémères mea culpa de soirs électoraux ("Promis, cette fois, nous avons compris le message que nous adressent les Français"), celui-ci a toutes les allures de l’honnêteté et de la sincérité. Il dresse le tableau lucide d’un monde culturel inapte à envisager qu’un être pensant doué de sensibilité ne soit pas de gauche. Un monde qui peut faire sienne sans sourciller la déclaration de Jean-Luc Mélenchon au Figaro : "En face de nous, seuls restent les fascistes."
La voie baudelairienne
Le Confiteor de l’artiste. C’est le titre que donna Baudelaire à un de ses petits poèmes en prose, en un temps où Victor Hugo et d’autres préféraient proclamer des Credo progressistes. Confiteor : "Je confesse" plutôt que "Je crois" ou que "J’accuse". Dans un monde où la culpabilité est toujours celle des autres (y compris du peuple, quand il ne vote pas comme il faut), on ne s’étonne pas que les tribunes qui professent et qui accusent accumulent les signatures. La voie baudelairienne, en revanche, suppose un examen de conscience solitaire.
Lequel des partis en présence est le plus fidèle à la France de Rabelais, de Voltaire et de Victor Hugo ? Je confesse n’en avoir aucune idée. Je suis sûr, en revanche, que la France de Baudelaire mériterait d’avoir un peu plus d’adeptes, dans le monde politique, dans le milieu artistique... et chez les chrétiens qui s’apprêtent à voter en conscience, sans exclure aucun parti de leur examen vigilant.