Il fait froid l’hiver en Piémont, et celui de 1853 est rude. Don Cugliero, prêtre responsable de l’école de Mondonio le sait et prend soin chaque soir de préparer le poêle qu’il allumera le lendemain de bonne heure. Aussi est-il dans une colère noire, ce matin de janvier, quand il constate qu’un mauvais drôle a saboté sa besogne et mêlé un paquet de neige fraîche au petit bois de sorte que, non seulement le feu ne peut prendre mais qu’en fondant, la neige a inondé la pièce. Il hurle qu’il veut le nom du coupable mais ses élèves ne bronchent pas jusqu’à la menace de ne pas chauffer du tout ce jour-là. Alors, des doigts se tendent et désignent avec une belle unanimité le premier de la classe : Domenico Savio, 11 ans, d’une sagesse exemplaire, tout donné à ses études car il sait combien il en coûte à son père de les lui offrir. Le prêtre peine à y croire mais personne ne se rétracte ni ne se dénonce et Domenico ne se défend pas. Furieux, il lui ordonne de s’agenouiller sur le parquet mouillé et d’y rester le temps de la classe. Le garçon obéit et sans broncher, endure cette punition. Les cours terminés, un élève revient dénoncer les vrais coupables, voyous responsables de bien des mauvais coups.
Ce trésor qui lui est confié
Navré de son injustice, don Cugliero prend le petit Savio à part, lui demande pourquoi il s’est laissé punir. L’enfant répond : "Jésus se taisait quand il a été accusé à tort". Puis il confesse au prêtre son désir secret : le sacerdoce, mais ses parents n’ont pas les moyens de l’envoyer au séminaire. C’est alors que don Cuglioro se souvient d’un de ses camarades d’études, Giovanni Bosco, parti exercer son apostolat à Turin où il a ouvert un foyer pour mineurs délinquants ou menacés de le devenir. S’il fait des merveilles avec ces adolescents à problèmes, il accueille aussi des jeunes qui ont la vocation mais viennent de familles pauvres ; peut-être pourrait-il accepter Domenico. En écrivant à don Bosco, Cugliero affirme : "Je vous amène un futur saint Louis de Gonzague."
Début octobre 1854, Savio entre à l’Oratoire turinois. Don Bosco comprend vite qu’un trésor lui a été confié et que le Ciel a des vues sur cet enfant lumineux, d’une chasteté inentamable, héroïque quand il s’agit de l’honneur de Dieu et du salut du prochain.
Avec la démesure de son âge
Un jour que Don Bosco a demandé à ses jeunes protégés d’inscrire anonymement ce qui leur ferait plaisir, il découvre parmi les billets cette demande : "Aidez-moi à devenir un saint !" Certain que seul Domenico peut en être l’auteur, il l’interroge, s’entend répondre : "Dieu le veut et je dois y arriver !" Aussi emploie-t-il, avec la générosité et la démesure de son âge, des moyens extrêmes, s’infligeant de folles pénitences inspirées de vies de saints auxquelles don Bosco met le holà, car selon lui la voie de la sainteté passe par d’autres moyens, à commencer par la joie, méthode qui semble bien bénigne à Savio, obsédé par la crainte de n’être pas à la hauteur des attentes divines et de ne pas aller au paradis.
S’il arrive à don Bosco de s’inquiéter pour d’autres, il a la certitude que Domenico ne risque rien. D’ailleurs, lui qui en sait long sur le surnaturel, ne tarde pas à constater que l’élève est en train de rattraper le maître. Un midi, on s’affole : Savio n’est pas au déjeuner et a manqué la classe. On le cherche. Don Bosco le trouve finalement à l’église, figé dans une position improbable, les yeux fixés sur le tabernacle, plongé dans une extase à laquelle il sera difficile de l’arracher… Peu après, alors que le choléra ravage les taudis turinois, le gouvernement demande des "braves" pour venir au secours des malades. Savio est le premier à se proposer et se dévoue des semaines au chevet des malades et mourants, insouciants des risques, confiant dans la parole de don Bosco qui a assuré ses garçons que, consacrés à Notre-Dame et en état de grâce, ils ne risquent rien, ce qui s’avère exact. Dans ces circonstances, il révèle un don de double vue, découvrant miraculeusement la présence dans un cagibi oublié d’une femme de ménage logée par charité en train de mourir seule et qui aura au moins les secours de la religion.
Il sait qu’il ne sera jamais prêtre
Une nuit, don Bosco entend frapper à sa porte ; c’est Savio qui le supplie de venir immédiatement avec lui en ville. Victime de nombreuses agressions, le prêtre hésite mais Domenico est si bizarre, si pressant, qu’il se résout à le suivre et arrive, sur ses pas, à la porte d’un agonisant désireux de se réconcilier avec Dieu. Quand il demande à Domenico comment il a su, l’enfant reste énigmatique, peu désireux de se singulariser en parlant de ses colloques avec le monde invisible. Par contre, il ne va bientôt plus se cacher d’avoir la prescience de sa fin prématurée acceptée pour sauver des âmes, lui qui sait maintenant qu’il ne sera jamais prêtre. Fin 1856, sa santé s’altère considérablement et, début mars 1857, sur le conseil des médecins, don Bosco se résout à le renvoyer chez ses parents se soigner au bon air. Il est trop tard. Atteint de pneumonie, Domenico meurt dans les bras de son père au soir du 9 mars. Lui qui disait en quittant l’Oratoire sur ces mots : "Mon Dieu, je m’abandonne à Votre volonté", s’éteint dans une extase éblouie : "Que c’est beau, ce que je vois !"
Don Bosco lui consacrera une biographie qui lui assurera une gloire inattendue. Décrit comme "le modèle rêvé pour notre époque", Domenico Savio est canonisé en 1954. Preuve indubitable de sa popularité, depuis quelques années, son patronyme se mue en prénom de baptême.