"Anne avait la taille normale d’une enfant de 10 ans. Ses cheveux étaient châtains, blond cendré, très fins et pas frisés, beaucoup plus clairs au bout qu’à la racine. Ses yeux étaient bruns, entre la couleur des châtaignes et celles des noisettes très mûres. Il y avait autour de la pupille de petites paillettes d’or qui leur donnaient un reflet charmant et très lumineux." Dans le portrait que Madame de Guigné fait de sa fille, la jeune mère endeuillée se souvient encore : "Son regard était profond, doux, mais aussi très vivant. Sa voix était très douce."
C’est avec ce portrait que s’ouvre le recueil des documents authentiques du procès de béatification d’Anne de Guigné, cette jeune Annécienne morte en 1922, à 10 ans, d’une méningite foudroyante. Nulle intention dans cette somme de dresser une énième biographie de la petite Nénette, comme l’appelaient ceux qui l’aimaient. Non, les éditions Pierre Téqui ont rassemblé dans un même ouvrage des documents exclusifs tirés des archives de sa famille : photographies, lettres, dessins et réflexions autographes signées de la main de la petite Vénérable. S’y joignent les témoignages précieux de ses proches : Antoinette de Guigné, sa mère ; Mademoiselle Basset, son institutrice et Mère Saint-Raymond, catéchiste d'Anne de 1916 à 1920, qui accueillit son dernier soupir.
"Un modèle que tout le monde peut suivre"
Il a fallu beaucoup de volonté à Anne pour adoucir, comme le fait le tanneur avec son cuir, son tempérament sanguin et colérique qui en fit les premières années de sa courte vie, un tyran craint par sa fratrie et leurs cousins. Dans un entretien sous la foi du serment enregistré en 1968, Mademoiselle Basset se souvient, quand le postulateur l'interroge : "[Anne] a donc décidé de sa conversion ? Ce 'je veux' partout ?" :
Ah ! ça, c’est “je veux”. Ce n’est pas : je voudrais ; c’est : je veux, c’est : je veux. Oh ! Ça, elle est exceptionnelle ; et ce qui m’intéresse beaucoup, c’est que je trouve qu’elle a simplement très bien accompli son petit devoir d’état ; donc, c’est un modèle que tout le monde peut suivre. Regardez saint Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dieu sait que je l’admire… tout ce que vous voulez ; mais elle a été carmélite. Nénette n’a jamais été qu’une petite fille qui a employé sa vie à faire son devoir d’état, pour l’amour de Dieu. Personne ne peut dire qu’il ne peut pas le faire.
C’est justement là, je trouve, que c’est un modèle tellement pratique - pour les enfants d’abord, puisqu’elle était une petite fille ; mais les grandes personnes, la plupart des grandes personnes n’ont pas des choses tellement extraordinaires à faire ; quotidiennement, c’est le devoir d’état. C’est ça, justement, qui m’a plus chez la petite Nénette : elle n’a pas eu de visions ; elle n’a pas eu de choses extraordinaires. Elle a tellement aimé le bon Dieu ! Elle a tellement aimé le bon Jésus ! Évidemment, elle s’est mortifiée pour ça. Et c’est là que je dis que la mortification personnelle vaut quelque chose. Elle s’est élevée avec sa mortification.
L’ardent désir du Christ-eucharistie
C’est l'épreuve douloureuse du deuil de son cher Papa qui détermine Anne à consoler sa mère, effondrée par la perte de son époux. “Anne, dit-elle à sa fille aînée, si tu veux me consoler, il faut être bonne”. Cette demande, devenue supplication dans la voix de sa mère, est le premier pas d’une conversion fulgurante pour cette petite fille de 4 ans qui vécut toute sa vie avec le souvenir aussi lumineux que douloureux de ce père mort au combat en 1915. La veille de cette première communion qu’elle attend depuis longtemps, “il y eut comme un léger nuage sur son front, se souvient Madame de Guigné. Interrogée, elle répondit : ‘Je pense que Papa ne sera pas là demain.’ Et quand on lui dit que son père, du haut du ciel, sera certainement témoin de son bonheur, et que le comprenant dans toute son étendue, il en jouirait plus que tout autre, elle retrouva toute sa joie. ‘Oh ! alors, dit-elle, je suis heureuse”.
Ce jour-là, Anne exulte de joie. “Sa maman avait voulu qu’elle fût habillée très simplement pour que sa toilette ne lui procure aucune distraction, témoigne son institutrice. Un chapelet de cristal était passé à son bras ; c’était sa seule parure. [...] La ferveur avec laquelle elle reçut la sainte Hostie ne peut se dépeindre, mais la douce figure de Nénette laissait transparaître un bonheur idéal et parfait”. Mademoiselle Basset se souvient aussi du pieux dévouement qu’Anne témoigne à ceux qu’elle aime et de l'importance que revêt en son cœur le Très-Saint-Sacrement : “Quand elle voulait faire plaisir à quelqu’un, elle faisait une image retraçant un calice au-dessus duquel rayonnait une petite hostie, et ces simples mots : ‘Ô Jésus dans la petite Hostie, comme je vous aime’.”
Les petits sacrifices et l’éducation de la vertu
Quelques jours avant sa première communion, Anne, qui a déjà apaisé à force d’efforts et de d’offrandes son caractère impétueux, supporte avec patience les petites vexations propres à l’enfance. Mademoiselle Basset cite à ce titre cette après-midi de printemps, à Cannes, là où la famille passe l’hiver avant de regagner Annecy-le-Vieux :
Les gazons, les plates-bandes étaient remplis de fleurs, Anne en avait fait une ample moisson. Avec de la verdure, elle avait arrangé de beaux bouquets. Bien disposés sur un petit chariot : “Qui veut des fleurs, disait la marchande, des jolies fleurs ?” Tandis que j’en achetais, Jacques et son petit ami Roland, désirant le chariot, sans crier gare, le prirent, le retournèrent pour le vider de “ces herbes” et s’en allèrent joyeux, sans se douter de la peine qu’ils venaient de causer. Anne ne se fâcha pas, mais des larmes silencieuses témoignaient de son chagrin et, en me regardant, elle me dit avec un sanglot dans la voix : “Je suis contente, ils s’amusent.”
Quelques temps plus tard, son petit frère Jacques renouvelle sa maladresse, constate l’institutrice :
La première dent qui tombe, lui avait-on dit, apporte toujours un cadeau. Peu après, Anne perd sa première dent. Le soir même arrive le cadeau, un gros paquet à son nom : une ravissante toilette de poupée qui permet immédiatement de laver le visage des filles de Nénette et de ses sœurs… avec de la “vraie eau”. Le plaisir ne dura pas longtemps ! Le pauvre Jojo a poussé la table de toilette ; le petit tonneau réservoir est brisé… c’est navrant ! Nénette, voyant son petit frère désolé, ne pleure pas et me dit : “Ca ne fait rien, tant mieux même, je ferai le sacrifice d’Abraham !” Elle venait, en effet, d’apprendre comment Dieu avait demandé au saint Patriarche de lui offrir son fils en holocauste et avec quelle rapidité il s’était soumis en tout abandon.
Ces petits sacrifices ne sont pour autant pas le fruit d’une discipline austère héritée de sa famille, bien au contraire, estime Mademoiselle Basset : “Sa vie chrétienne n’était nullement étriquée, timorée, mais large, simple, joyeuse, parfumée de cette vertu qui fait comprendre la religion, aimer le Christ, parce que droite et vraie”. Quand la maladie l’emporte, foudroyante, Anne ne craint pas de rejoindre celui que sa toute jeune âme a déjà épousé. Anne n'a qu' “onze ans moins le quart”, comme elle disait, lorsqu’elle expire. Parvenue au soir de sa vie à répondre parfaitement à son vœu de devenir bien obéissante pour consoler sa chère Maman, elle demande une dernière fois la permission de s’en aller à la religieuse qui est à son chevet. Rendant son dernier souffle, elle soupire, en action de grâce : “Ma sœur, puis-je aller avec les anges ? – Oui, ma belle petite fille – Merci, ma sœur, ô merci !”
Pratique