Tôt ce matin, comme chaque matin, je suis allé voir mes moutons. Une brebis manquait. Je l’ai retrouvée dans un vallon, égorgée. Elle s’était débattue. Le prédateur l’avait traînée sur vingt mètres avant de la dévorer. J’ai téléphoné aux gardes de l’Office de la biodiversité. Deux heures plus tard ils étaient là. Ils ont fait leur enquête. Ils ont l’habitude. Les traces, le mode opératoire, les circonstances, rien de ce qu’ils ont trouvé n’infirmait l’hypothèse à laquelle tout le monde pense : le loup.
La violence de la terre
Cette mésaventure si elle me touche douloureusement — et ce n’est pas la première fois — est d’une grande banalité. Les loups sont revenus dans toutes nos provinces. Ils font à bas bruit de grands massacres. Officiellement 12.000 brebis ont été tuées en France par des loups en 2021, dernière statistique publiée par l’État. Tous les bergers savent que ce chiffre augmente. Dans les Pyrénées, les éleveurs sont conduits à entretenir des bataillons de chiens de berger, les fameux patoux, pour protéger leurs troupeaux. L’un de ces éleveurs disait : "Je ne sais même plus si je suis éleveur de moutons ou éleveur de chiens, j’en ai trente au chenil." Le chien patou, c’est son drame, fait-son métier avec zèle. Il défend ses brebis contre tous les intrus. Il ne plaisante pas. Des randonneurs sont agressés par ces molosses, ils s’en plaignent, et les bergers leur répondent : "Plaignez-vous plutôt des loups. Sans loup, pas besoin de chien." Le loup nourrit ainsi l’incompréhension entre le monde rural plongé dans la violence de la terre et les consommateurs de nature venus de la ville pour se promener innocemment au paradis.
Cette loi de la cruauté
Car il reste des randonneurs pour croire que le mal est cantonné dans la ville et que la nature est bonne. Hélas, le mal est présent dans la nature sauvage autant que dans nos banlieues. Le cardinal Joseph Ratzinger, comme d’autres théologiens avant lui, avait eu des mots pour décrire cette grande énigme de la création, cette loi de la cruauté qui régit le monde animal et semble antérieure à la Chute. Michel Onfray — qui n’est pas chrétien mais qui n’est pas non plus un athée triomphant — observe qu’avant le péché originel, le serpent était déjà là. Mauriac parle de la "loi de l’entre-dévorement" comme du plus terrible obstacle à sa foi, avant de témoigner que ses raisons de croire en l’amour de Dieu manifestée dans le Christ sont plus fortes encore. Mais l’écrivain catholique Reinhold Schneider, contemplant l’effroyable chaîne alimentaire, en venait à désespérer. Nos randonneurs, de bonne foi, veulent à la fois des loups et de la sécurité. Il n’est pas donné à tout le monde d’être saint François d’assise face au loup de Gubbio. Surtout quand ce loup est un chien de garde.
À la campagne comme la ville, la décivilisation se traduit par la loi du plus fort. Le sauvage revient.
Dans un excellent livre consacré la cohabitation de l’homme et du loup, Les Diplomates (Wildproject), Baptiste Morisot montre comment la déprise rurale a accompagné le retour spontané du loup en France. Au milieu du XXe siècle, le loup est passé sans transition du statut de nuisible au statut d’animal protégé. Du jour au lendemain, tuer un loup ne vous rapportait plus une prime, mais vous coûtait une amende. Le loup continuait de véhiculer un imaginaire qui en faisait un animal sauvage différent de tous les autres. Les lieutenants de louveterie, service public le plus ancien de France, qui a fêté son 12e centenaire en 2012, ont été institués par Charlemagne pour protéger les hommes du loup. Au XXe siècle, ils ont atteint leur objectif. On leur demande désormais de laisser les loups tranquilles. Un jour, le loup tuera à nouveau des enfants, et tout le monde se demandera à quoi servent les lieutenants de louveterie.
La loi du plus fort
Dans le désordre du monde, le retour du loup n’est qu’une des expressions de la "décivilisation". À la campagne comme la ville, la décivilisation se traduit par la loi du plus fort. Le sauvage revient. Les corbeaux prennent le dessus sur les grives, les punaises des bois sur les coccinelles, les sangliers sur les lapins, les blaireaux sur les belettes, les frelons asiatiques sur les abeilles : éternel triomphe du gros sur le petit, quand tout va mal. La biodiversité qui s’effondre se fait désordre. Les loups recommencent à tuer les moutons, mais on nous demande de préférer les loups. La raison du plus fort est toujours la meilleure.