Chaque existence humaine est parsemée d’épreuves qui flétrissent souvent les quelques joies profondes vécues par ailleurs. La pire de ces blessures est l’arrachement causé par la mort des êtres aimés. La foi ne change rien à la tragédie car l’absence creuse son sillon jusqu’au cœur qui saigne. La tentation, certes très compréhensible, est alors de s’enfermer dans sa coquille et d’entretenir le deuil jusqu’à une possible folie ou jusqu’au désespoir qui conduit au suicide. Ces issues sont certes très prisées par les romantiques, mais l’homme n’a pas été créé pour se réfugier dans la désespérance. De plus, se laisser emporter sur cette pente conduit souvent à ne plus s’intéresser qu’à sa propre douleur en oubliant celle des autres, car tel est le sort commun.
La mémoire du bonheur
Un écrivain, pourtant au départ très éloigné de Dieu, a superbement exprimé le déchirement de la séparation par la mort. Il s’agit de Léonard Marc Bernard (1900-1983), communiste un temps. Un de mes confrères jésuites me l’a récemment et heureusement fait découvrir à travers la trilogie La Mort de la bien-aimée, Au-delà de l’absence et Tout est bien ainsi. Ces ouvrages résonnent d’une vérité identique à celle de Nos promesses encloses du chrétien et thomiste Aimé Forest. Marc Bernard, bouleversé par la mort de sa femme Else Reichmann qu’il avait rencontrée au Louvre en 1938 alors qu’elle était une juive autrichienne ayant fui l’Anschluss, trouva ainsi une manière de surmonter la peine en se remémorant la joie et le rire de son épouse. Il note par exemple :
« Une correspondante m’avait exaspéré par son goût de se complaire dans le souvenir de la mort de son mari et de sa fille ; retranchée derrière ces deux corps elle n’était qu’amertume et haine. Être parfois accablé par une absence, soit, c’est le prix que nous payons, mais s’y abandonner avec déréliction et en faire son unique raison de vivre, non. C’est ce que j’avais répondu. Pourquoi ne s’attacher qu’au négatif alors que nous gardons en nous tout le bonheur qui a précédé ; c’est de lui que nous devons garder la mémoire. C’est à quoi je m’efforce et c’est alors le meilleur qui remonte. Il me semble injuste qu’on l’oublie, c’est une trahison » (Tout est bien ainsi).
Se recroqueviller sur la mort est comme une seconde mort infligée à l’être aimé. Marc Bernard a raison de parler de trahison. L’être disparu n’attend pas que ceux qui survivent se dessèchent dans l’aigreur, dans une tristesse sans limite. Aimé Forest, qui perdit son fils aîné et son fils cadet, ainsi qu’une vingtaine de membres de sa belle-famille dans l’horreur d’Oradour-sur-Glane, écrit au crépuscule de sa vie, après la mort de sa femme :
« La détresse d’Oradour est comprise dans cette vérité plus haute que tout ce qu’elle nous laisse d’une certaine façon reconnaître : l’amour est premier. Je ne vois pas ce que nous pourrions mettre au-delà de lui, sans une sorte de défaillance que nous ne pouvons accepter sans nous renier nous-mêmes. Il faut arriver à penser une plénitude capable de maintenir en elle la précarité, la déficience et ainsi faire que la déchirure ne soit pas la réalité dernière du temps » (Nos promesses encloses).
Présence d’une lumière
En 1981, il écrit : « Je suis allé à Oradour samedi dernier. J’avais le sentiment de n’être pas abandonné. J’ai quatre-vingt-trois ans et je vais vers mon éternité. » Il fut ainsi capable de continuer à vivre et pas seulement de survivre, faute de mieux. Seuls les êtres capables de demeurer ouverts sur les malheurs d’autrui peuvent dépasser leur propre souffrance. Marc Bernard se bat de façon identique, lui qui a ignoré Dieu si longtemps :
« Nous devons déployer toutes grandes nos ailes et monter jusque-là où nos clartés ne sont que ténèbres en présence d’une lumière qui les offusque de son éclat infini. Il ne s’agit pas le moins du monde d’un pari ; cela se situe dans le prolongement de ce qui est devant nous, largement déployé. Il nous suffit de ne pas nous laisser tromper par l’apparence. Là, c’est l’enfant qui détient la logique, et le sage qui est aveugle. La ligne droite n’existe pas ; les objections qui semblent le mieux établies fondent comme la neige sous le brasier. Ce qui se dresse, formidable et sublime, c’est une Vérité totale » (Au-delà de l’absence).
Le philosophe de la réalité qu’était Forest trouve sa consolation dans la fidélité au présent qui est preuve d’amour et marque de respect pour ceux, aimés, qui ont disparu. Il précise, dans son ultime ouvrage : « La métaphysique n’est pas surajoutée à notre existence lui devenant en quelque sorte étrangère… La lumière qu’elle nous demande de suivre est intérieure à la sagesse » (Essai sur les formes du lien spirituel). Une telle leçon n’est pas théorique puisqu’elle jaillit de la douleur la plus extrême.
Entrer dans la compassion
Parfois la plainte reprend le dessus, mais il ne faut pas qu’elle lasse le voisinage. Si elle s’adresse à l’être aimé qui repose sous terre, elle est comme un baume. Marc Bernard formule cela poétiquement lorsqu’il se trouve devant la tombe de sa femme : « Depuis deux ans, je suis devant cette dalle comme un chien qui a perdu son maître ; bien qu’il sache qu’il ne reviendra pas, il n’en aboie pas avec moins de constance ; et même si elle n’est pas entendue, il n’en demeure pas moins qu’une plainte aussi profonde change l’essence du monde » (La Mort de la bien-aimée).
L’ardent sanglot des hommes, que chante Charles Baudelaire, n’est pas vain et stérile, à condition qu’il ne détruise pas le cœur. Celui qui souffre peut apaiser sa peine, panser sa plaie, en entrant dans la compassion envers le malheur de ceux qui désespèrent et qui hurlent. Une oblate de saint François publia des poèmes inspirés sous le nom de Claire de la Compassion, et notamment ces vers :
« Mon Dieu, ayez pitié dans le printemps qui vient
de ceux qui se souviennent
des jours de bonheur
avec un cœur brisé
par la beauté du monde :
de la Mère dont le fils unique est mort
à vingt-trois ans
— à peu près comme le Vôtre —
et qui revoit le jardin,
et ses pruniers en fleurs,
où il jouait petit enfant…Ayez pitié, mon Dieu de l’homme
qui va vieillir,
seul,
dont la femme douce et bonne
est morte l’an dernier,
et qui entend ces cris d’oiseaux
comme aux jours de bonheur,
dans l’aube car il ne peut plus
dormir…Ayez pitié de ce cœur d’homme
qui pense qu’il va mourir
et ne croit pas qu’en Vous
il retrouvera les siens,
la douce main fidèle,
le silence de l’amour dans la chambre
lorsque les enfants dormaient
et qu’il se confiait à ce cœur
humble et doux qui l’aimait… »
(Poèmes de Compassion)
Entendre la détresse de l’autre
Entendre la détresse de l’autre permet de presque oublier l’épée plantée peut-être dans notre cœur. Devenir comme le réceptacle des souffrances humaines, tel est l’état de bien des saints connus et inconnus. Ce sont des êtres qui sont capables de mettre entre parenthèses leur propre douleur et de la transcender, sans pour autant devenir indifférents ou insensibles. Cependant, il ne faut pas dépasser la charge que chacun est capable de porter, sinon l’écrasement survient, sans bénéfice pour la personne qui avait besoin de soutien. Seul le Christ porte tout sur la Croix. L’absence des aimés est allégée par la contemplation de la réalité créée et par l’exercice de la charité ordinaire envers les êtres qui ne réussissent pas à se tenir debout dans l’adversité. Toute absence est cruelle et aucune ne laisse intact. Malgré tout, le mystère est lumineux à celui qui ne décide pas de s’entourer de ténèbres.