L’Aide à l'Église en détresse (AED) publie ce 22 juin son nouveau rapport sur la liberté religieuse dans le monde. Si toutes les religions sont concernées, les chrétiens se trouvent en première ligne des persécutions. Au Sahel, l’instabilité politique et la terreur imposée par des groupes djihadistes depuis plusieurs années rendent les communautés chrétiennes particulièrement vulnérables. Mgr Laurent Dabiré, évêque de Dori, au nord-est du Burkina Faso, témoigne de la lutte quotidienne des chrétiens de cette région pour vivre leur foi. Si le tableau est sombre, les signes d’espérance ne manquent pas.
Aleteia : L’AED publie ce 22 juin un nouveau rapport sur l’état de la liberté religieuse dans le monde, avec une attention portée sur la situation au Sahel. Que retenez-vous de ce rapport ?
Mgr Laurent Dabiré : Je suis frappé par la dégradation de la situation de la liberté religieuse dans le monde. C’est un droit fondamental fragile et qui est facilement mis à mal dans les situations de précarité et les conflits. Dans tout conflit on a tendance à désigner des boucs-émissaires, et les identités religieuses sont des proies faciles. Au Burkina Faso et dans le Sahel en général, le terrorisme a créé une situation où la liberté religieuse ne s’exprime plus aussi bien que par le passé, il y a dix ou vingt ans. Depuis que le terrorisme s’est installé au Sahel, on ne fait que reculer en termes de liberté religieuse. Ce rapport alerte aussi sur le fait que la violation permanente de la liberté religieuse compromet gravement la paix. Sans elle, il n’y a pas de paix possible, parce que le monde, quoi que l’on dise, est marqué par des croyances, des opinions et des religions. Respecter la liberté de pensée et de croire, de vivre selon ses croyances est important, sinon nous passons aux affrontements et aux exclusions. Le rapport de l’AED souligne que l’on ne doit plus fermer les yeux, ce que l’on ne sait pas nommer peut nous miner et nous détruire. Si l’on sait nommer le mal, alors on peut trouver le remède.
Qu’en est-il au Burkina Faso ?
Ce qui se passe aujourd’hui au Burkina Faso est la conséquence de l’instabilité politique qui dure depuis près de vingt ans. Les premières attaques au Burkina Faso datent de 2014. Lorsque vous êtes un Etat qui est instable et fragile et que vous devez faire face à une crise majeure comme celle du terrorisme, il va s’en dire que vous avez de sérieuses difficultés à maintenir la paix. Et les crises en appellent d’autres. Nous ne connaissons pas les objectifs des terroristes aujourd’hui mais on a vu que tout au long de ces années, ils ont mis à mal la cohésion sociale du pays. Le Burkina Faso était une société unifiée où régnait le vivre ensemble et la paix. Les habitants se regardent désormais avec méfiance et nous avons vu arriver les conflits communautaires, avec une dimension religieuse : les musulmans contre les autres, voire certains courants de l’islam contre d’autres. Les questions d’inégalité, de précarité, de pauvreté entrent aussi en ligne de compte. On n’en finit pas.
Est-ce que l’État est aujourd’hui en mesure de protéger les chrétiens ?
Le problème des États du Sahel est qu’ils sont économiquement faibles, ils n’ont pas les moyens de leur politique. Ce sont des États politiquement instables, avec des épisodes de convulsions. Quant à la capacité de l’État à protéger, c’est le premier problème, parce qu’il n’est pas toujours en mesure de le faire. Les chrétiens sont bien sûr concernés par ce défaut de protection. Mais si une population donnée était gravement en danger, je pense que l’État interviendrait quand même. J’en veux pour preuve qu’au Sahel, depuis 2015, toutes nos célébrations et grandes rencontres sont assistées et sécurisées. Cette sécurité n’est pas efficace à 100% mais au moins elle protège du premier bandit venu et permet aux gens de prier avec un peu plus de sérénité. L’État comprend que les rassemblements religieux sont des moments de fragilité critique.
L’un des enjeux de la sécurité pour les chrétiens est celle des religieux et des prêtres, qui ont été particulièrement visés par des attaques au Sahel. Comment vivez-vous cela au Burkina Faso ?
Ce phénomène se manifeste dans une moindre mesure au Burkina, comparé à ce qu’il se passe au Nigeria. Au Nigeria, depuis 2008 au moins les enlèvements sont récurrents. Ce fut d’abord par des bandits, puis des groupes terroristes. Cela concerne des personnalités politiques, des commerçants, des prêtres et des évêques. Essentiellement pour des rançons. Au Burkina Faso, en raison de l'insécurité grandissante, nous sommes toujours sans nouvelle d’un prêtre qui a été enlevé et un autre prêtre a été assassiné alors qu’il célébrait la messe. Nous avons connu des enlèvements de catéchistes et de responsables de communautés chrétiennes. Certains ont été relâchés, d’autres tués. Lorsque cela arrive, il y a deux hypothèses. Ou bien les personnes se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. Ou bien ils ont été attaqués parce que les agresseurs savaient qu’ils étaient prêtres ou responsables catholiques.
Avez-vous déjà été menacé personnellement ?
Je ne l’ai jamais été mais je sais que je suis exposé. Savoir que l’on est exposé vous amène d’abord à répondre à la question de ce qu’il faut faire. On peut se protéger et s’éloigner. À Dori, j’ai décidé que tant que je ne suis pas menacé directement, je continue mon travail et je soutiens les chrétiens qui sont là. La présence de l’Église est aussi un soutien pour les autres populations, pas seulement les chrétiens. Les autres communautés le disent : tant que l’Église est présente, cela veut dire que l’on peut y vivre. Nous sommes un point de repère dans la société. Le fait que l’Église se maintienne permet aux gens d’avoir le courage de rester et de garder l’espérance. Donc je reste et je fais mon travail jusqu’à ce qu’il soit impossible de le faire, soit parce que l’on nous intime l’ordre de partir, soit parce que l’on nous arrête. Mais nous gardons la sérénité. C’est vrai qu’au début des attaques terroristes, il y a eu un peu de panique parmi les prêtres et les communautés religieuses. Mais petit à petit, chacun a pu réfléchir et prendre sa décision. Tant que l’on ne nous chasse pas, nous restons avec les populations sur place.
Dans votre diocèse, êtes-vous particulièrement affectés par la persécution et les attaques terroristes ?
Depuis 2017, les attaques dans mon diocèse sont quotidiennes. Au Sahel, depuis cette année, on commence à voir des attaques terroristes dans la ville même de Dori, dont je suis l’évêque. Des gens sont égorgés dans la rue. Le phénomène va progresser si rien n’est fait non seulement sur le plan militaire mais aussi sur le plan du dialogue et de la diplomatie. Parfois, ni l’un ni l’autre ne sont mis en œuvre. Le terrorisme a donc le champ libre et personne ne peut savoir jusqu’où il ira. Dans ce contexte, la communauté catholique est touchée. Notamment dans sa liberté de mouvement, parce que lorsque l’on ne peut plus visiter les fidèles, faire un pèlerinage, tenir des réunions sans craindre des attaques, célébrer l’Eucharistie, quand on ne peut plus prendre la route pour se maintenir en relation avec les autres chrétiens sereinement, la vie de l'Église est affectée. Nous avons dû fermer des paroisses. Trois sur les six paroisses dans mon diocèse sont concernées. Et sur les trois qui restent, seule une fonctionne à plein régime.
Comment fait-on pour vivre en chrétien sans paroisse ?
Il y a des endroits où les chrétiens sont tous partis parce qu’ils faisaient partie des populations visées par les attaques terroristes. On a perdu ces communautés. Il n’y a pas lieu à ce que des prêtres et des religieux restent si les gens partent. Ils auraient été en danger pour rien. Certaines paroisses ont été fermées parce que l’on a anticipé, mais d’autres ont été fermées de fait, dans l’urgence, parce que la paroisse s’était vidée. Néanmoins, nous voyons des noyaux de chrétiens qui ont tenu à rester sur place. Ils continuent de se rassembler pour la prière dominicale, sans prêtre, ou pour réciter le chapelet, faire le chemin de croix. Ils essaient de maintenir les liens avec le diocèse à travers le téléphone et WhatsApp, quand il y a du réseau. Nous tâchons de leur envoyer les prédications et les homélies. Ils se réunissent le jour où ils peuvent pour écouter et lire les textes avec la prédication que nous leur envoyons. Parfois, ce sont seulement 20 personnes qui sont restées. Les plus chanceux sont ceux qui comptent un catéchiste, il peut prendre en main la situation.
Comment vont ces chrétiens, quel est leur état d’esprit ?
La situation est très difficile parce qu’ils n’ont plus le cadre qu’ils avaient : la communauté chrétienne de base, la paroisse où ils se retrouvaient pour vivre leur foi, les activités spirituelles et de formation. Ensuite, ils ont perdu leurs moyens de vivre : leurs troupeaux, leurs productions. Ils sont réduits à l’aide humanitaire qui arrive au compte goutte eu égard à l’isolement des zones dans lequelle ils se trouvent. Mais ils vivent ces contraintes avec beaucoup de résilience, ils se contentent de peu, ils sont créatifs dans les solutions pour pouvoir tenir, et ils sont solidaires entre eux.
Tout le monde sait au Sahel, surtout dans ces zones enclavées, que se rassembler est un gros risque, parce que l’on peut être attaqué. Il faut nécessairement être déterminé et tenir à sa foi, être fidèle.
Ce qui est frappant, c’est qu’ils n’abandonnent pas leur foi. Ils se rassemblent autour d’une statue de la sainte Vierge pour réciter le rosaire, de leur propre initiative. Tout le monde sait au Sahel, surtout dans ces zones enclavées, que se rassembler est un gros risque, parce que l’on peut être attaqué. Il faut nécessairement être déterminé et tenir à sa foi, être fidèle. Cette fidélité nous pousse, nous aussi, à la résistance, à la résilience et à la fidélité à notre foi. Quand on a tout perdu, alors la foi devient pure. Si ces gens tiennent et sont restés chrétiens, c’est vraiment parce qu’ils le veulent et qu’ils en sont convaincus. Tout les poussait à ne plus l’être, ne serait-ce que pour avoir la vie sauve !
Comment s’organise la communauté catholique au Burkina Faso ?
C’est la deuxième communauté du pays, après l’islam, soit environ 22% de la population. Elle est structurée en quartiers, villages, avec un responsable et un catéchiste. La vie est organisée autour de la solidarité et des activités spirituelles. Les prêtres de la paroisse visitent à tour de rôle ces quartiers pour y célébrer les sacrements. C’est une communauté rayonnante, très participative. Si vous allez à l’Église le dimanche au Burkina Faso, vous serez étonnés du monde que vous allez y voir. On a plusieurs messes le dimanche, à partir du samedi soir jusqu’au dimanche soir, et elles sont toujours pleines. Bien sûr, les gens ont des problèmes, tout n’est pas rose, mais ils sont attachés à leur foi et à la solidarité qui se vit. Les gens mettent en commun le peu qu’ils ont pour aider ceux qui sont en plus grande difficulté.
Au Burkina, c’est une petite Église, pas majoritaire, mais significative et qui a une bonne empreinte sur la vie du pays.
C’est une petite Église, pas majoritaire, mais significative et qui a une bonne empreinte sur la vie du pays. Au Burkina Faso, l’Église est aussi présente à travers l’éducation depuis le primaire jusqu’à l’université. Ils ont longtemps été les seuls établissements du pays, et ce sont ceux qui aujourd’hui offrent une éducation de qualité, humaine et intégrale. Il y a aussi les structures de santé de l’Église, qui assurent un meilleur accès aux soins. Enfin, la Conférence épiscopale est très impliquée dans la vie de la nation. Elle peut aussi offrir une médiation en temps de crise. Les exemples sont nombreux, le dernier date du coup d’Etat, où des groupes risquaient de s’affronter. Un bain de sang était à craindre. Grâce à l’intervention de l’Église et d’autres responsables religieux, cela a pu être évité.
Vous êtes très engagé dans le dialogue interreligieux. Quelle est sa place dans la pacification des conflits, dans une société marquée par une grande diversité religieuse ?
Le dialogue interreligieux est capital pour le respect de la liberté religieuse. C’est même le contexte dans lequel elle peut être le mieux promue et respectée, parce que le dialogue interreligieux permet aux religions de se connaître, de se parler et de s’entraider pour un développement commun. La reconnaissance de la diversité est le premier palier du respect de la liberté religieuse. Quand on reconnaît l’identité de l’autre, on respecte sa foi et ses opinions. D’autres choses peuvent venir en appui telles que la laïcité. Pas une laïcité qui se mue en anticléricalisme, mais une laïcité qui est un cadre où l'État se tient à équidistance des religions mais collabore avec elles pour le bien des citoyens qui sont en même temps des fidèles. C’est ce type de laïcité qui prévaut chez nous mais qui est parfois affaiblie en raison de la situation politique du pays.
Dans ce contexte de persécutions, comment évolue le nombre de vocations ?
Nous avons un fait paradoxal. Je viens de terminer une assemblée des évêques au mois de juin consacrée aux commissions épiscopales, dont celle des séminaires. Juste avant que l’on conclue l’assemblée, une note nous est parvenue de l’un de nos grands séminaires, le séminaire Saint-Pierre-Saint-Paul à Ouagadougou. Il n’y a pas suffisamment de chambres pour accueillir les séminaristes qui vont entrer en première année de philosophie. Nous avons dû chercher une solution, pour le moment aucune n’est durable. Dans ce séminaire, ils seront autour de 200 à la rentrée, et il manque 50 chambres. Les vocations augmentent. Dans mon diocèse, c’est le plus étonnant. C’est un diocèse où les communautés chrétiennes ont été dispersées, où des paroisses ont été fermées. Et c’est le moment où j’ai le plus de séminaristes !
Comment expliquez-vous une telle vitalité des vocations ?
Le mouvement était déjà là, les vocations étaient déjà en croissance au Burkina Faso. L’insécurité n’a pas réussi à affaiblir cela. Peut-être allons-nous ressentir dans quelques années les conséquences de ces attaques terroristes, mais pour l’instant le mouvement de croissance s’est maintenu. Probablement, la ferveur retrouvée à cause de cette situation difficile a fait que beaucoup de jeunes se sont tournés vers une vie religieuse.
Quel regard portez-vous sur le rapport délicat que les sociétés occidentales entretiennent avec la foi ?
En Occident, le vent de la démocratie et de la liberté d’expression est plus large et enraciné, mais à y regarder de près, les courants de pensée peuvent être oppressifs. C’est à double niveau: si vous parlez de telle chose, cela va, mais si vous parlez du contraire, c’est pénalisé. Ici, certains discours, comme les questions de la famille, du genre, du mariage, sont pénalisés. Il y a tous ces phénomènes qui naviguent entre le politique, l’idéologie et le droit qui peuvent constituer des entraves à la liberté religieuse, même dans des pays comme la France.
Partout où l'Église se trouve, je crois que la première chose demandée aux chrétiens est d’être fidèles à leur foi, d’en vivre et de la défendre.
Mais partout où l'Église se trouve, je crois que la première chose demandée aux chrétiens est d’être fidèles à leur foi, d’en vivre et de la défendre. Non pas de façon fanatique, mais positive : la promouvoir, la proposer et non l’imposer. Être en adéquation avec les valeurs de sa foi, quand bien même la société tend vers autre chose. Il ne faut pas la changer et l'édulcorer sous prétexte que c’est dans l’ère du temps. Il faut que ces catholiques aient le courage de leur identité, de leurs opinions. Je pense à cet humoriste, Gad Elmaleh. Il dit qu’il ne comprend pas ce qu’il se passe avec les catholiques, ils sont les seuls à ne pas assumer leur identité, leur foi. Ils n’osent pas s’affirmer, comme si c’était une chose surannée. Je ne pense pas qu’il faille s’afficher de façon agressive, mais il ne faut pas reculer chaque fois que l’on se trouve devant une objection ou une idée contraire. On peut très bien s’exprimer et parler de sa foi sans pour autant violer les droits des autres, ou la laïcité. Je constate qu’en France, pour qu’un ecclésiastique prenne la parole, il doit tourner sa langue 14 fois dans sa bouche avant de parler. Sinon il risque d’avoir tout le monde sur le dos, y compris certains catholiques !
En France, ce sont les prêtres venus des pays d’Afrique qui font souvent vivre certaines de nos paroisses.
Oui, et ils osent dire certaines choses que d’autres ne disent pas ici. Pendant mes études à Rome, je venais en France pendant les vacances et j’assurais un ministère d’été. Les gens me disaient : "Ah mon père, vous êtes le seul à pouvoir parler comme ça", notamment sur les questions de foi, d’orthodoxie et de témoignage. Il ne faut pas être dans le conformisme. Sans être contre les autres, nous ne sommes pas non plus obligés de faire comme tout le monde.
En partenariat avec l'AED