Que tu sois fils de princesse / Ou que tu sois fils de rien / Tu seras fils de tendresse / Tu seras pas orphelin […] / Pierrot / Mon gosse, mon frangin, mon poteau / Mon copain, tu me tiens chaud... Pierrot
Elle est magnifique cette chanson de Renaud, si sensible et si belle, entre la profonde tendresse et les déchirements cachés. Ainsi va la vie des hommes où les larmes tour à tour sont de peines ou sont de joie. Elle me touche beaucoup, portée par un homme fragile sous son blouson de cuir et son odeur de tabac froid.
Seul pour ceux qui sont seuls
Je n’aurai pas de gosse pourtant, je ne connaîtrai pas la chaleur d’un foyer. J’ai choisi le célibat. Il ne m’a pas été imposé, mais le Seigneur m’a appelé par sa grâce à suivre sa croix glorieuse. Le célibat consacré participe de la dimension prophétique de l’Église. Il porte en lui une forme de mort douloureuse, celle ne pas connaître la douceur d’une femme aimée, de ne pas voir grandir la vie d’un enfant, chair de sa chair. Il est source de joie pourtant, particulièrement pour ceux qui sont plus seuls ou plus souffrants.
Le prêtre est seul pour ceux qui sont seuls.
Car le prêtre est seul pour ceux qui sont seuls. Il permet la disponibilité du cœur envers tous. Il témoigne d’une vie plus haute que la vie terrestre et oriente le monde vers les réalités d’En-Haut. Qu’il est grand, le sacerdoce catholique, plein de honte et de péchés, sans doute, manifestés aujourd’hui sous la lumière implacable du monde, mais témoin de tant de gloires cachées, de courage et de beauté. Notre vie est pleine d’enfants et pleine de morts. Nous sommes au lever du jour, nous sommes au cœur de la nuit, nous portons les nouveau-nés dans les eaux du baptême, nous accompagnons les mourants vers l’autre rive, comme des passeurs à travers la mer.
Le combat de la vie
Je ne connaîtrai jamais "Pierrot, mon gosse, mon frangin, mon poteau" ni la fierté des pères quand ils voient dans leurs fils un peu d’eux-mêmes qui se poursuit. C’est un sacrifice sans doute, peut-être le vivrai-je avec peine quand la vieillesse sera là. Mais je me dis aussi que j’ai évité les couches, les réveils la nuit, les gastros, les poux, les doudous mâchouillés oubliés dans un parc, les décisions apeurées de fermer les classes pour un cas contact de cas contact, les bagarres incessantes, les dolipranes et les hurlements suraigus.
Et je me sens rempli d’admiration pour ceux qui portent jusqu’au bout la responsabilité de la vie charnelle, réelle et qui témoignent sans parole, dans le quotidien des jours, d’une culture de vie. Eux sont les vrais résistants, les révolutionnaires d’un monde écrasé de conformisme où tout doit être prévu, mesuré et calculé.
Le combat de la vie ne se vit pas d’abord dans la rue, ni dans les manifestations extérieures, ni dans la réforme des législations. Il se joue dans l’intimité des corps, quand un homme et une femme s’ouvrent au bonheur fragile d’une vie naissante en renonçant radicalement à l’illusion qu’elle corresponde en tout point à leur désir, quand ils consentent à être dépassés, comme la Vierge devant l’archange, comme Joseph qui reçoit dans l’obscurité d’un songe la garde du Rédempteur.
Un combat apocalyptique
Pharaon jetait les premiers-nés aux crocodiles. Hérode fit mettre à mort les enfants de Bethléem. "Un cri s'élève dans Rama, des pleurs et une longue plainte : c'est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas qu'on la console, car ils ne sont plus" (Mt 18, 18). Les vieilles mains de l’histoire sont trempées du sang des innocents. Mais nous vivons depuis un demi-siècle une accélération de ce que saint Jean Paul II appelait la "culture de mort" concernant la vie naissante.
De l’enfant planifié et prévu nous avons abouti à la destruction quasi systématique de l’enfant non prévu. Nous sommes passés en quarante ans d’une dépénalisation de l’avortement à un droit fondamental, que certains prétendent inscrire dans la Constitution, et l’écoute même de ce que Simone Veil disait en 1975 serait absolument inaudible aux partisans de la marchandisation des corps qui s’emploient à séparer radicalement la femme de l’enfantement.
Notre société consumériste devient le bateau ivre de Rimbaud, qui n’est plus "guidé par les haleurs" et "descend les fleuves impassibles". Nous devenons chaque jour davantage un conglomérat disparate de Narcisses où l’exaltation des droits individuels et les revendications bruyantes de minorités dictatoriales anéantissent peu à peu le sens commun. "Je commence par la liberté absolue, écrit Dostoïevski dans Les Démons, et je finis par la dictature parfaite." Ce combat est apocalyptique. Il suffit de l’évoquer seulement pour réveiller la puissance du Mal, comme on marche sur un nid de frelons. L’Apocalypse voit le "dragon rouge feu" se tenir devant la femme qui accouche, afin de "dévorer l’enfant dès sa naissance" (Ap, 12).
Deux embryons se rencontrent
Comment dire une parole qui ne rajoute pas des blessures aux blessures ? Il y a tant de douleurs cachées, tant de pression sur les femmes, tant de souffrances inaudibles et de deuils inexprimés... Que le Seigneur envoie sa miséricorde et sa consolation à celles qui ont vécu le drame de la mort dans l’intimité d’une chair faite pour porter la vie. Il est difficile pour un homme de dire une parole juste sur la femme qui porte la vie, pour un prêtre encore davantage. Elle demeure pour lui un continent qui l’attire et l’angoisse à la fois, une terre toujours inexplorée.
En ce temps d’Avent, deux femmes se saluent, Marie et Élisabeth. Une toute jeune et une toute vieille. Deux embryons se rencontrent et communient dans la joie de Dieu. Elle est effrayante, la "culture de mort". Son arrogance et son pouvoir paraissent démesurés. Et pourtant la jeune femme monte en toute hâte sur un chemin de montagne. Elle est semblable à mille autres jeunes femmes, mais elle est vierge et elle est enceinte.
Son enfant réjouira le cœur du monde. Elle ne le sait pas encore, mais elle porte en son corps le secret de la joie, une joie qui traversera tout, même la mort, et que nul ne pourra jamais nous ravir. Elle pourra dire bientôt, avec la poétesse Marie Noël, ces mots remplis de tendresse et de déchirements cachés, cet hymne à la vie qu’elle devra porter dans le secret de son amour, de la crèche au crucifiement, où Dieu nous livre un profond mystère :
"Mon Dieu, qui dormez, faible entre mes bras,
Mon enfant tout chaud sur mon cœur qui bat,
J’adore en mes mains et berce étonnée,
La merveille, ô Dieu, que m’avez donnée […] De mort, ô mon Dieu, vous n’en aviez pas
Pour sauver le monde… Ô douleur ! là-bas,
Ta mort d’homme, un soir, noir, abandonnée,
Mon petit, c’est moi qui te l’ai donnée".