Mes chers Pères, je me doute bien que ce n’est pas facile pour vous en ce moment. Cela ne me laisse pas indifférent, et c’est pourquoi je vous écris. Je ne suis pas sûr que cela serve à grand-chose et je n’espère pas vous apprendre quoi que ce soit. Mais il n’est pas mauvais de dire tout haut (ou du moins de consigner quelque part pour ne pas se renfermer en soi-même) ce que pas grand monde n’est disposé à entendre dans le contexte du moment. Car si l’on ne s’exprimait que pour faire chorus, on ne serait qu’"un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante", et j’ai lu chez saint Paul que c’est encore vraiment très loin de la charité.
Une maladie "systémique" ?
Ces temps-ci, donc, un certain nombre d’entre vous sont mis en cause dans des affaires d’abus sexuel et il a été admis que le problème est "systémique". C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas simplement d’agressions, de défaillances et d’insuffisances individuelles, mais d’indices irrécusables d’un dysfonctionnement structurel. L’autorité et la responsabilité dans la vie ecclésiale s’en trouvent discréditées, et par suite aussi tous ceux qui les assument et exercent, quoi qu’ils aient fait ou non et fassent ou pas désormais. Vous ne le savez que trop bien.
Il faut commencer par admettre que la dénonciation de tels manquements et l’indignation qu’ils suscitent sont absolument justifiées. D’abord parce que de plus faibles sont avilis et que l’impunité du plus fort — pas pour sa survie mais pour sa seule jouissance — et son indifférence au sort de ses victimes font partie des lois de la jungle et non de la civilisation. Ensuite et surtout parce que ce sont là des perversions flagrantes du pouvoir de salut reçu du Christ.
Un phénomène à situer dans son contexte
Il s’ensuit que ces révélations, si scandaleuses et pénibles — voire pénalisantes — qu’elles soient, provoquent une avancée positive. On doit alors vous savoir gré de ne vous être pas dérobés en demandant collectivement un rapport aussi complet que possible sur ces exactions criminelles. Il faut cependant relever que l’enquête n’a pas pu remonter en amont de 1950, faute de témoignages disponibles en nombre significatif, alors qu’il est clair que ces abominations ne sont pas apparues tout à coup au milieu du XXe siècle et qu’il est douteux qu’elles soient devenues "systémiques" à partir de ce moment-là seulement.
Une leçon à en tirer est peut-être qu’après la Seconde Guerre mondiale, avec l’élévation du niveau de vie et le développement des moyens de communication, l’expression personnelle a été facilitée en Occident, spécialement quand elle bouscule et est alors relayée par les médias, donc entendue. La libération de la parole chez des victimes de clercs coïncide avec des plaintes dans des clubs sportifs et avec le mouvement #MeToo. Il y a aussi la prise de conscience des incestes, si difficiles à inventorier et combattre au sein des familles, et encore — au-delà des affaires de sexe — les inculpations de patrons acculant leurs employés à la dépression et de politiques de tous bords pour "prises illégales d’intérêt" en tous genres.
Quand l’image substitue sa réalité à celle qu’elle prétend montrer
Ces phénomènes tendent à imposer des images qui occupent entièrement le champ de vision de réalités dont elles ne reflètent que certains aspects. Ainsi, ce qui est perçu de l’Église n’est plus qu’une série de prêtres prédateurs et de prélats traînés devant les tribunaux pour n’avoir pas compris que c’était grave. Mais c’est décidément un peu rapide et pour le moins superficiel. Ces clichés ne changent rien pour qui est déjà installé dans une perception négative du catholicisme. La question est plutôt de savoir combien d’hésitants s’éloignent de la foi sous le prétexte que certains de ses serviteurs la trahissent. Sans doute y en a-t-il. Mais cela prouve seulement qu’ils n’ont pas encore compris que ce n’est pas en son curé qu’il s’agit de croire finalement, et que de gros progrès restent à faire en pédagogie catéchétique.
Des pratiquants engagés contestent leur hiérarchie sans être prêts à faire sécession, c’est nouveau et dûment médiatisé. Or il reste à vérifier si ce discours est aussi représentatif que les échos déclenchés par son iconoclasme en donnent l’impression.”
Mais les discrédits de l’Église sont aussi exploités par certains croyants, qui conjecturent que toutes les difficultés se résoudraient d’elles-mêmes si le clergé était moins souverain dans les communautés chrétiennes, et même marié et féminisé. Comme il était jusqu’à présent rarissime que des pratiquants engagés contestent leur hiérarchie sans être prêts à faire sécession, c’est nouveau et dûment médiatisé. Or il reste à vérifier si ce discours est aussi représentatif que les échos déclenchés par son iconoclasme en donnent l’impression. Que la plupart de ceux qui continuent de prier et de recevoir les sacrements ne fassent pas de vagues ne signifie pas qu’ils seraient minoritaires et en tout cas négligeables.
Besoin d’un prêtre qui a besoin d’un évêque
Ceux-là savent qu’ils ont besoin de prêtres et que chacun de ceux-ci a besoin d’un évêque. Car n’importe qui ne peut pas, rien que pour répondre à une demande, consacrer le pain et le vin ou remettre les péchés. Ceux qui l’osent sont envoyés par un successeur des apôtres auxquels le Christ a confié cette mission de parler et d’agir en son nom. Le ressort essentiel du christianisme est que ce n’est pas l’homme qui se tourne vers l’au-delà qu’il devine et désire presque malgré lui, mais Dieu qui vient à lui le premier en lui envoyant ceux qu’il consacre non pour qu’ils dominent, mais pour qu’ils offrent plus qu’ils ne possèdent, à savoir la vie éternelle qui se partage en se livrant totalement soi-même sans crainte de rien perdre.
L’enjeu est une compréhension adéquate de ce qu’est l’Église, et plus précisément de sa nature apostolique et de la place qu’y tient le sacerdoce.”
S’il est impossible d’enfermer l’évêque et ses prêtres dans un rôle de professionnels du culte et distributeurs de sacrements, c’est parce qu’il leur incombe également et nécessairement d’enseigner ce qui, dans la Révélation biblique et évangélique, dépasse, voire chahute les aspirations humaines. Il leur revient encore de coordonner toutes les activités des communautés dont ils sont les pasteurs, en veillant à ce que tout soit conforme au dépôt de la foi que garde et transmet le collège épiscopal uni au Pape, premier serviteur de tous.
Les laïcs ont leur place
Le défi à relever n’est peut-être alors pas simplement de redorer le blason en se montrant d’une moralité impeccable selon les canons discutables de l’opinion publique du moment, qui déclare (entre autres) toute relation sexuelle entre adultes consentants légitime en tant qu’activité ludique sans conséquence. Il importe certes que le clergé inspire la confiance et même le respect. Mais l’enjeu est une compréhension adéquate de ce qu’est l’Église, et plus précisément de sa nature apostolique et de la place qu’y tient le sacerdoce.
Il est sans doute un peu délicat pour vous, chers Pères, d’expliquer à tout bout de champ pourquoi vous et vos prêtres êtes indispensables, pourquoi on n’ordonne que des hommes célibataires, pourquoi vous n’êtes pas parfaits, etc. Il serait malsain de passer son temps à s’autocommenter. Mais ce travail d’information et d’éducation ne vous est pas réservé. C’est même, me semble-t-il, un cas exemplaire de tâche que des laïcs peuvent assumer, que ce soit par le témoignage ou en se risquant à théologiser un peu. Comme pour les autres services qu’ils sont en mesure de rendre, vous pouvez suggérer, encourager, valider (ou pas) et compléter. D’avance merci. Bien sûr, il y a peu de chances pour que cela devienne "viral" sur les réseaux sociaux. Qu’importe, si l’intelligence de la foi compte plus sur le long terme que les affects immédiats suscités par ses images déformées ?