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L’inépuisable Évangile de la femme adultère

le Christ et la femme adultère

Lorenzo Lotto, 1480-1557, italien, le Christ et la femme adultère, huile sur toile, Paris, musée du Louvre.

Jean Duchesne - publié le 16/07/24
Il reste toujours beaucoup à découvrir dans l’histoire bien connue de la femme adultère. Tous les détails parlent, explique l’essayiste Jean Duchesne, de la pédagogie de la miséricorde de Jésus.

On ne perd jamais son temps à relire les Évangiles. On croit les connaître et n’avoir plus qu’à essayer d’en vivre. Mais on y découvre toujours quelque perle qu’on ne cherchait même pas. Un exemple : l’épisode de la femme adultère (Jn 8, 2-11). L’histoire est bien connue : Jésus déjoue brillamment un piège qui lui est tendu, puisque, sans qu’on puisse dire qu’il enfreint la Loi de Moïse qui prévoit la lapidation pour infidélité conjugale, il fait épargner la coupable qu’on lui présente comme prise en flagrant délit. En reprenant cette affaire, on s’aperçoit que les détails sont intrigants et le non-dit est encore plus fascinant.

Brebis égarées sans berger

Jésus réussit à ne pas faire appliquer la Loi sans pour autant la contester. Il ne réprouve pas le châtiment prévu et demande seulement que celui qui jettera la première pierre n’ait lui-même rien à se reprocher. Évidemment, personne parmi les accusateurs n’osera sortir de leurs rangs pour commencer le lynchage et entraîner les autres. Cela reviendrait en effet à s’autoproclamer "sans péché". Or s’il est possible d’étouffer la voix de sa conscience, c’est plus difficile à faire admettre à ses voisins, qui se savent à la fois pas si différents et pécheurs.

Par ailleurs, nul ne proteste lorsque Jésus laisse entendre que, s’il se trouvait dans cette bande d’excités un homme assez digne pour commencer à "faire justice" et ainsi permettre aux autres de s’y associer, il n’y en aurait qu’un seul : "Que celui qui n’a — et pas “ceux qui n’ont !” — jamais péché…" En invitant à se manifester un berger, qui n’existe pas, de ce troupeau de brebis égarées (cf. Mc 6, 34), le Christ subvertit un unanimisme où nul n’assume la responsabilité de ce qui est entrepris en commun. Chacun est ainsi conduit à s’examiner lui-même puis, comme le constat s’avère vite peu flatteur, à battre en retraite pour se cacher des autres et du miroir qu’ils constituent, et non plus derrière eux.

La vérité qui révèle et libère

Ce sont les plus vieux qui partent les premiers. Jésus ne le relève pas. C’est le narrateur qui le note. On ne sait trop quelle leçon est donnée là. Est-ce que la somme des expériences rend plus lucide au fil des ans ? C’est une idée reçue. Est-ce que les plus âgés ont simplement eu le temps d’accumuler les péchés au point que la masse en est devenue inesquivable ? Alors ce n’est pas si désespérant, car tant que ce poids reste sensible et pénible, le repentir reste possible.

Jésus les met plutôt face à la vérité des contradictions de leur cœur et les amène ainsi à exercer leur liberté.

On pourrait voir dans la manœuvre de Jésus une habileté un peu retorse. Ce serait un peu court. Il y a certainement de sa part une perception sans égale des ressorts des comportements humains. Saint Jean le dit un peu avant dans son Évangile (2, 25) : "Il connaissait ce qu’il y a dans l’homme." Mais il s’ensuit qu’il ne calcule pas, ne parie pas, ne piège pas ses interlocuteurs. Il les met plutôt face à la vérité des contradictions de leur cœur et les amène ainsi à exercer leur liberté, même si, en choisissant l’esquive, ils n’en profitent pas vraiment.

La Loi au cœur

Un autre indice de la sérénité innocente mais pas ignorante du Christ est qu’il ne se presse pas de répondre et n’argumente pas. Serait-ce qu’il est embarrassé ? C’est plutôt qu’il fait monter la tension pour s’ouvrir le champ simpliste où il est défié. Ceux qui l’interpellent se crispent sur un seul article de la Loi comme s’il la résumait tout entière. Lui sait que s’il élargit la perspective (comme en Mt 19, 3-10, à propos du divorce), ils ne l’écouteront pas. Il leur livre donc, en se faisant prier, une conclusion pratique et formelle : pour faire la volonté de Dieu, il faut observer l’intégralité des commandements, donc être "sans péché". Et il se garde d’énoncer le principe sous-jacent, trop paradoxal pour ses adversaires obtus : la Loi doit imprégner le cœur sans être imposée et n’est pas une fin en soi, mais un moyen donné par Dieu de se rendre pur (ou saint) comme lui et d’avoir part à sa vie. La Loi révèle le péché (cf. Rm 7), mais aussi que la contrition permet d’accueillir le pardon toujours offert (cf. Ps 50).

Curieusement, le Christ reste accroupi et trace du doigt des lettres sur le sol pendant qu’on insiste et qu’on le relance, puis recommence après avoir brièvement pris la parole, vraisemblablement en se redressant. C’est un comportement qui a donné lieu à maintes spéculations. Cela établit d’abord que ce fils de charpentier savait non seulement lire — il le prouve à la synagogue de Nazareth (Lc 4, 16-20) — mais encore écrire. Ce ne devait pas être si banal dans ce milieu-là et à cette époque-là. Comment et pour quelle raison avait-il appris ?

La lettre et l’esprit

Une question plus troublante se pose cependant : qu’a-t-il donc écrit par terre ce jour-là ? Diverses hypothèses ont été avancées, notamment un rapprochement avec Jérémie, qui prophétise (17, 13) que "ceux qui abandonnent le Seigneur sont inscrits dans la terre". Ce n’est guère convaincant : on peut comprendre simplement que ces gens-là resteront englués ici-bas et n’iront pas au "ciel". Si saint Jean, le narrateur, prend la peine de rapporter cette attitude et ce geste, c’est sans doute pour que ces détails peuvent symboliquement évoquer.

Pourquoi Jésus s’abstient-il d’aller battre les légistes sur leur propre terrain ? Parce que sa miséricorde n’est pas sélective.

Que Jésus se penche pour dessiner dans la poussière illustre d’abord son abaissement. Il se met au niveau de la femme que l’on peut imaginer prostrée au milieu de ses accusateurs. Et en même temps, comme Dieu (c’est-à-dire non seulement à son instar, mais encore en tant que son Fils, son égal), il agit, offre et partage ce qui l’anime, à travers des mots et même des lettres dont la matérialité est périssable sans que soit altérée la dynamique — ou l’esprit — qui s’y exprime. C’est ainsi que les tables de la Loi peuvent être brisées par Moïse lorsqu’il redescend du Sinaï où il les a reçues et découvre que les Hébreux adorent un veau d’or (Ex 32). C’est ainsi aussi que le Christ, Verbe fait chair (Jn 1, 14), subit sa Passion (Jn 18-19) et que déjà ce qu’il écrit sur le remblai de l’esplanade du Temple reste ignoré.

Miséricorde non sélective

Mais il y a, dans cet épisode, un non-dit (et non-écrit) encore plus déconcertant. Car c’est uniquement la femme qui est traînée devant Jésus, alors qu’elle n’a pas pu commettre seule ce qui lui est reproché. Si elle a été prise en plein adultère, où est passé celui qui était avec elle ? La Loi mosaïque (Lv 20, 10 et Dt 22, 22) stipule expressément qu’en ce cas, et pourvu que plusieurs témoins le confirment (Dt 17, 6), les deux coupables doivent être mis à mort. Jésus aurait donc pu (voire dû) demander : pourquoi l’homme n’est-il pas poursuivi ? Et encore, surtout si cette absence était expliquée : quels témoignages a-t-on ? C’est le procédé par lequel le prophète Daniel innocente Suzanne, accusée par deux vieillards libidineux qui ont tenté d’abuser d’elle : leurs récits successifs se contredisent et ainsi les disqualifient (Dn 13).

Pourquoi Jésus s’abstient-il d’aller battre les légistes sur leur propre terrain ? Parce que sa miséricorde n’est pas sélective. On insiste d’ordinaire sur la générosité du Christ pour la pécheresse, qu’il refuse de condamner (en consonance avec Lc 7, 36-50). Mais sa charité ne s’exerce pas exclusivement envers ceux qui, par faiblesse,  enfreignent les commandements, parmi lesquels l’interdit de l’adultère (Ex 20, 14 ; Dt 5, 18), n’est ni seul ni prioritaire. Jésus est aussi magnanime vis-à-vis de ceux qui les accusent en mésusant de la Loi. Il ne les confond pas publiquement et ne les condamne pas plus, mais il les conduit à s’examiner eux-mêmes et à reconnaître n’avoir pas moins besoin d’être sauvés que ceux dont le péché est manifeste. C’est peut-être une des leçons à tirer pour soi de cette page d’Évangile.

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