Nos familles sont le lieu des plus grandes joies et des plus grandes peines, et c’est parce que les liens d’amour y sont si profonds que les trahisons peuvent être si douloureuses. Vivre le pardon en famille est indispensable, et peut souvent sembler impossible. Puisque le temps de carême est une invitation à la conversion radicale, il n’est pas étonnant que les évangiles du quatrième et du cinquième dimanche nous présentent des situations de famille blessées : dimanche dernier, la parabole du Fils prodigue présentait la situation d’un pauvre vieux père dont les fils désirent le bonheur et la reconnaissance, et qui font exploser la cellule familiale (Lc 15, 1-32). Ce dimanche, ce n’est plus une parabole, mais l’histoire vraie d’une femme qui a trahi son époux (Jn 8, 1-11). Dans les deux cas, ces familles sont tellement blessées qu’il n’y a, semble-t-il, pas d’espoir de les sauver : personne n’oserait parier sur leur avenir. Personne… à part peut-être Jésus.
Le piège tendu à Jésus
Dans ces deux histoires, il y a de l’amour blessé, et des éléments quelque peu sordides : les dames avec lesquelles le fils prodigue a dépensé sa fortune, ou les détails de la trahison de la femme que les scribes et les pharisiens amènent à Jésus. Dans ce dernier cas, il y a aussi une dimension judiciaire. L’adultère est non seulement une blessure de la confiance dans l’intimité de ce couple, mais c’est aussi un délit, puisque le mariage a une dimension sociale. Et c’est pour cela que les scribes et les pharisiens viennent demander à Jésus quelle est la punition légitime. Et il y a un piège… Car si Jésus dit que c’est la justice du gouverneur romain qui doit s’en charger, il a raison du point de vue du droit, mais on pourra l’accuser d’être un laxiste et un collabo. Si en revanche il répond que les Juifs peuvent la lapider, il entre dans la surenchère des rigoristes, et il se rend complice de la mort de cette femme ; au besoin, on pourra le dénoncer à Pilate pour trouble à l’ordre public.
Un petit détail mérite notre attention. Lorsque les scribes et les pharisiens arrivent, ils présentent ainsi l’affaire : « Cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. » Ils ne viennent pas demander à Jésus de juger cette femme, de donner son avis sur sa culpabilité ou sur son innocence, mais seulement de choisir son châtiment. Car elle a été prise sur le fait : au moment même de sa trahison, avec son complice, de manière imprévue, et sans pouvoir nier l’évidence. Ce n’est donc pas la peine de lui donner la parole, d’enquêter ou de la juger : il faut passer tout de suite à l’exécution, sans attendre.
Jésus a pris un vrai risque en proposant que celui qui était sans péché jette la première pierre. Il ne pose pas un regard d’espérance seulement sur cette femme, mais aussi sur ceux qui lui en veulent tant, les scribes et les pharisiens.
Au flagrant délit d’adultère, Jésus répond par un flagrant délit de miséricorde : « Je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus » (Jn 8, 11). À la faiblesse qui avait conduit à l’adultère, cette blessure d’amour, Jésus répond par ce qui semblerait être de la faiblesse vis-à-vis de la Loi, mais qui permet une guérison de l’amour. Dans la réponse qu’il fait à cette femme, il n’est pas fait mention du passé, mais il y a un passage du présent à l’avenir, grâce à ce petit mot qui sert de charnière : « désormais ». Ce « désormais » est le signe du pardon donné et de la vie nouvelle qui commence, sous le signe de l’amour qui avance. Saint Paul, le persécuteur des chrétiens devenu apôtre, exprime ce même sentiment d’une vie reconstruite par la miséricorde qu’il a reçue : « Oubliant ce qui est en arrière, et lancé vers l’avant, je cours vers le but en vue du prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus » (Ph 3, 14). Ce flagrant délit de miséricorde coûtera cher à Jésus, accusé à son tour d’avoir trahi la Loi, et condamné après une parodie de jugement.
Un regard d’espérance
Dans cette histoire, il y a un troisième flagrant délit, qu’il faut surtout de ne pas oublier : le flagrant délit de vérité des scribes et des pharisiens. Car eux aussi ont commis l’inattendu, l’impensable, l’inespéré. Jésus a pris un vrai risque en proposant que celui qui était sans péché jette la première pierre. Il ne pose pas un regard d’espérance seulement sur cette femme, mais aussi sur ceux qui lui en veulent tant, les scribes et les pharisiens. Il sait bien qu’au fond, eux aussi, ils ont le désir d’être justes, d’obéir à Dieu, de faire de leur mieux. Alors, au lieu de laisser parler leur orgueil, de se prendre pour des purs et de lapider la femme, ils rentrent en eux-mêmes, comme le fils prodigue, ils écoutent leur conscience et ils reconnaissent l’évidence : non, ils ne sont pas impeccables. Quel courage, quelle humilité il leur a fallu pour accepter la vérité sur eux-mêmes !
Chers frères et sœurs, si l’histoire de la femme adultère a commencé sur une affaire sordide de famille qui explose par trop d’amour blessé, c’est sur une brèche d’espérance qu’elle s’achève. La femme perdue a en réalité désormais un avenir ; et les scribes et les pharisiens, en dépit de toute leur violence, ont eux aussi la capacité de voir la vérité et d’entamer des chemins de conversions. Dieu ne désespère pas de nous, et c’est pour que nous entrions dans la logique d’une telle miséricorde que le Christ a donné sa vie jusqu’au bout !