En cet automne 1798, la Révolution n’est pas terminée, la persécution religieuse non plus. La religion catholique demeure interdite, les prêtres fidèles à Rome sont toujours passibles de la déportation en Guyane, voire de la peine de mort. Le moment est donc mal choisi pour vouloir se consacrer à Dieu. Comment, d’ailleurs, dans un pays où la vie religieuse a été détruite de fond en comble ? Pourtant, nombreuses sont en France les âmes généreuses à miser sur un avenir meilleur, la restauration des autels et à vouloir s’atteler à l’immense chantier de reconstruction qui attend l’Église. Tel est le cas de l’aînée des demoiselles Javouhey, Anne-Marie.
Un charisme d’éducatrice
Née à Jallanges en Bourgogne, le 10 novembre 1779, la jeune fille grandit en pleine Terreur. À peine sortie de l’enfance, elle aide les prêtres réfractaires, enseigne le catéchisme à leur place. L’atmosphère de persécution, la difficulté à s’approcher des sacrements, creusent sa soif de Dieu et de l’Eucharistie, jusqu’à lui inspirer l’envie de se vouer sa vie tout entière au Christ et au service du prochain. Aussi, à la veille de ses 19 ans, Anne-Marie profite-t-elle d’une messe clandestine, devant sa famille et ses proches, pour prononcer un vœu de consécration. Cela fait, reste à concrétiser cet engagement.
Certes, l’année suivante, le 18 brumaire amenant Bonaparte au pouvoir, favorise, en attendant la négociation d’un concordat avec Rome, une timide renaissance du catholicisme français mais tout est compliqué. Anne-Marie aspire à trouver une communauté pour l’accueillir : une visite à Besançon, chez Jeanne-Antide Thouret, ancienne fille de la Charité qui tente de refonder dans l’esprit vincentien, une autre à la Valsainte en Suisse, où dom de Lestrange essaie de maintenir l’esprit de la Trappe, ne donnent rien. Mlle Javouhey comprend que son appel n’est pas là. Plusieurs années, elle essaie un peu tout, secondée par trois de ses cadettes et quelques jeunes filles des environs : catéchisme, écoles gratuites, assistance aux orphelines. Ces entreprises échouent, mettant la fondatrice et ses compagnes, acculées à la misère, en des situations pénibles, mais aident Anne-Marie à comprendre son charisme d’éducatrice et d’aide à toute détresse. Plus tard, se retournant sur le passé, elle dira : « La croix est plantée sur tous les chemins où passent les serviteurs de Dieu. »
À Cluny, au service des blessés de guerre
Fin 1804, profitant du passage de Pie VII, venu sacrer Napoléon, à Chalon-sur-Saône, Mlle Javouhey a l’audace de lui demander audience et lui exposer ses projets. Le pape l’incite à rédiger les statuts d’un Institut, les Sœurs de Saint Joseph . Ceux-ci approuvés, Anne-Marie et neuf jeunes filles, dont ses trois cadettes, prononcent leurs vœux, puis s’installent dans l’ancien séminaire d’Autun transformé en orphelinat. Très vite, les autorités leur demandent de prendre en charge les blessés de guerre rapatriés des champs de bataille napoléoniens. Anne-Marie accepte, soigne ces malheureux avec une efficace charité mais faire cohabiter soldats convalescents et jeunes filles en perdition s’avère délicat, de sorte que M. Javouhey, en 1809, rachète pour en faire don à ses enfants l’ancien couvent des Récollets de Cluny, ville à laquelle le nom des Sœurs de Saint-Joseph sera désormais uni. Comment présager que cette communauté éducatrice bourguignonne enracinée dans son terroir verra s’ouvrir devant elle un champ de mission mondial ?
Libérer des esclaves
Pourtant, en 1817, devant le succès des sœurs, le gouvernement leur réclame des religieuses pour l’île Bourbon (la Réunion) ; Anne-Marie accepte. En 1822, on lui ouvre les portes de l’Afrique. Bien qu’elle ait passé la quarantaine, ce qui fait d’elle une femme âgée, elle prend la tête de l’expédition. Sa découverte du Sénégal, de la Gambie, la Guinée et la Sierra Leone est décisive. Sensibilisée au sort des populations noires et à leur évangélisation, Anne-Marie va se donner corps et âme à ces gens trop souvent réduits en esclavage, traités comme des bêtes, auxquels des maîtres déchristianisés ne parlent même pas du Christ. Lucide et pragmatique, fidèle à la vision traditionnelle de l’Église en ce domaine, Anne-Marie ne se lance pas dans une croisade pour l’abolition de l’esclavage : on le lui reproche aujourd’hui. Elle œuvre sagement à la libération des esclaves qu’il faut au préalable mettre en mesure de gagner leur vie en leur donnant métier et toit, afin d’éviter de jeter des milliers de malheureux sans ressources à la rue.
Les hommes et femmes qu’elle libérera seront en mesure de s’en tirer seuls et dignement.
Les hommes et femmes qu’elle libérera seront en mesure de s’en tirer seuls et dignement. Utopie ? En 1823, le gouvernement lui offre l’occasion de le vérifier en lui permettant d’expérimenter ses idées en Guyane : on lui confie 520 esclaves qu’elle doit préparer à leur libération. Anne-Marie s’installe à Mana, où tout est à faire. Bien que les colons bourguignons et jurassiens embarqués avec elle et qui devaient l’aider à construire, défricher, cultiver, l’abandonnent, dégoûtés par la rudesse des conditions d’existence, elle persévère, assistée de ses religieuses. Un village sort de terre qui permet à ses habitants de vivre. Aux esclaves qui lui ont été confiés s’ajoutent fugitifs, accueillis dans l’illégalité et lépreux dont leurs maîtres se débarrassent. La léproserie expérimentale des sœurs de Saint Joseph de Cluny restera un modèle donné en exemple.
Le premier séminaire de jeunes africains
En 1840, tous les esclaves auront trouvé avec la liberté une vie digne, et chrétienne, autre grief fait à Mère Javouhey qui impose la conversion comme préalable à l’affranchissement, plus soucieuse du salut des âmes que du reste, priorité propre à scandaliser nos contemporains qui la traiteraient presque de raciste. En quoi ils se trompent car, dans une vision intégralement chrétienne, Anne-Marie se moque des couleurs de peau et ne s’attache qu’aux vertus des uns et des autres, ce qui la pousse, de retour en France, après une décennie en Guyane, à fonder le premier séminaire à préparer de jeunes Africains au sacerdoce. En 1840, elle a la joie d’assister à l’ordination de trois prêtres sénégalais.
Désormais incapable de longs voyages à l’autre bout du monde, Mlle Javouhey, "ce grand homme" comme dit le roi Louis-Philippe, continue cependant à gérer l’extension de sa congrégation. Quand elle s’éteint, le 15 juillet 1851 à Paris, les Sœurs de Cluny sont plus de mille et leurs 140 maisons sont implantées en Afrique, aux Antilles, en Guyane, à Madagascar, en Inde, en Océanie et à Saint-Pierre et Miquelon, se dévouant à secourir partout tous ceux qui en ont besoin.