La sainteté n’est pas toujours là où on la croit. Jeanne d’Arc en est un exemple. Car Jeanne n’est pas sainte en raison de la cause qu’elle a défendu : un royaume de France d’où les Anglais auraient été boutés. Et Jeanne n’est pas sainte en raison des révélations mystiques qu’elle aurait eu — ses fameuses " voix" —. Il est fort possible que sa cause ait été juste, et que ses voix aient été surnaturelles. Je suis d’ailleurs convaincu, et que sa cause était juste, et que ses voix étaient surnaturelles. Mais la sainteté de Jeanne n’est pas là.
À la barre, trois témoins
Pour témoigner en faveur de la sainteté de Jeanne, et puisque Jeanne est habituée des procès, j’appelle à la barre trois témoins : Jules Michelet, historien républicain anticlérical du XIXe siècle, Carl Dreyer, cinéaste danois protestant du XXe, et Leonard Cohen, poète et chanteur juif agnostique canadien du XXe. Sont-ils qualifiés pour témoigner en faveur de la sainteté de Jeanne ? Peut-être pas a priori. Mais Pilate ne l’était pas plus, pour écrire de Jésus qu’il était le roi des Juifs, ni le Grand-Prêtre, pour dire de Jésus qu’il fallait qu’il meure pour que le peuple soit sauvé. C’était pourtant vrai. L’Esprit saint inspire le charisme de la vérité à qui il veut, même à des crapules, ou à des hommes fort éloignés de l’Église. N’oublions jamais que l’ânesse de Balaam fut gratifiée du charisme de vérité.
Jules Michelet, qui du reste était loin d’être un âne, avait remarqué que Jeanne d’Arc était contemporaine de Thomas a Kempis, l’auteur présumé du best-seller de la littérature spirituelle, L’Imitation de Jésus-Christ. Et voici que Michelet parle de "l’imitation de Jésus-Christ, sa Passion reproduite dans la Pucelle". Jésus dit en effet : "Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive." (Mt 16, 24) Jeanne est sainte parce qu’elle a suivi Jésus-Christ en l’imitant dans sa Passion, parce qu’elle a été configurée au Christ par l’Esprit saint jusque dans sa mort et sa résurrection. Et Michelet écrit à un autre endroit de Jeanne d’Arc qu’elle eut " ce don divin de rester un enfant", ce qui est en effet la recommandation de Jésus pour obtenir le Royaume de Dieu. Imitation de Jésus-Christ et esprit d’enfance : Michelet, le laïc impénitent, nous livre les clés de la sainteté de Jeanne d’Arc, qui sont les clés de toute sainteté véritable.
Au procès, ni Jésus ni Jeanne ne parlent
Carl Dreyer réalise en 1928 le film La Passion de Jeanne d’Arc. Au départ, le film était conçu pour être un film parlant, profitant de l’innovation technologique qui avait permis en 1927 la sortie du premier film parlant. Mais en raison de problèmes techniques, Dreyer dut se résoudre à faire un film muet. La perfection formelle des images et du montage, et surtout le visage bouleversant de Renée Falconetti, la comédienne qui incarne Jeanne, compensent largement ce défaut technique.
Mais surtout, Jeanne, dès lors, et durant tout le film, se tait, comme Jésus, selon le verset d’Isaïe que l’apôtre Philippe explique à l’eunuque dans les Actes des Apôtres : "Comme une brebis, il fut conduit à l’abattoir ; comme un agneau muet devant le tondeur, il n’ouvre pas la bouche." (Ac 8, 32) Au procès puis dans la mort, ni Jésus ni Jeanne ne parlent, ou presque pas, ou plutôt, ce qu’ils disent, le peu qu’ils disent, on ne l’entend pas. Au reste, ni l’un ni l’autre n’a laissé d’écrit. La sainteté ne se paye pas de mots. La sainteté se paye de la vie. D’autres, plus tard, en feront le récit.
Un chant d’amour
En 1971, Leonard Cohen chante Joan of Arc. Le poète imagine un dialogue entre Jeanne et le feu du bûcher. Jeanne se dit fatiguée par la guerre, et bien que pucelle, s’émeut de ce qu’elle ne portera jamais la robe de mariage blanche à laquelle elle rêvait petite. Le feu lui répond qu’il l’a admirée sur son chemin, et qu’il ne demande qu’à l’épouser. Jeanne consent à ce mariage, et s’avance dans les flammes. Et les cendres du bûcher lui font sa robe de mariée.
Ainsi la virginité de Jeanne n’était pas un couvercle posé sur tout désir, une négation morbide de son affectivité, c’était la volonté de se livrer tout entière à l’unique amour, le Christ. Comme Jésus s’est uni à la Croix par amour des hommes, Jeanne s’est unie au feu par amour du Christ. Des souffrances du châtiment — la Croix, le bûcher —, la sainteté a fait un chant d’amour. La sainteté transfigure tout. On dit qu’au moment où les flammes atteignent son visage, Jeanne crie : " Jésus !" J’aime à croire que ce n’était pas un appel au secours. Depuis le milieu du feu, Jésus a d’abord murmuré : "Jeanne !" Et l’épouse a répondu à l’époux. Car la grâce en tout lieu nous précède. La sainteté, c’est d’y répondre.
Toute sa vie, configurée au Christ
Pourquoi donc Jeanne est-elle sainte ? Pas parce qu’elle a sauvé la France, ni parce qu’elle a entendu des voix. Mais parce que toute sa vie a été configurée au Christ par amour, jusqu’à la mort, et que l’Esprit saint a fait son œuvre en elle qui s’est voulue un instrument au service de la volonté de Dieu le Père.