"On n'adore que Dieu !". Le mot est lâché, souvent accompagné d'un petit soupir de réprobation face à l'ignare qui, frôlant le blasphème, a osé s'avancer jusqu'à se livrer : "j'adore le cinéma de Truffaut", "j'adore tout Bernanos", ou, pire encore... "j'adore le chocolat". Si le culte des idoles est à proscrire et que dévotion bien ordonnée s'adresse au Ciel, est-ce péché d'adorer ?
Porter à la bouche
"Adorer" signifie, littéralement par son étymologie "porter à la bouche" : du préfixe ad, c'est-à-dire "jusqu'à" ou "vers" et os, oris, "bouche". Adorer, c'est donc porter à sa bouche. Le mot joue aussi sur oro, "prier" : l'adoration vient au-devant de la prière, car on prie ce que l'on adore ; Dieu. Le mot indique aussi une attitude : "prier en se tournant vers", ou "s'adresser à" Dieu. Si l'on peut porter à sa bouche du chocolat, celui-ci ne peut être un objet d'adoration, à moins de verser dans l'idolâtrie, comme les hébreux et le veau d'or. On peut cependant prier en se tournant vers les saints pour qu’ils portent à Dieu la prière, sans pour autant dire qu’il faut les adorer, car ils ne sont que les médiateurs qui intercèdent pour les hommes auprès du Seigneur.
Il faut encore considérer l’affaiblissement du sens du verbe “adorer”, qui, comme les adjectifs “terrible”, “formidable” ou le substantif “crainte”, a perdu en intensité tandis que son usage s’est popularisé. Aujourd’hui, dans le langage courant, “adorer” signifie davantage “aimer très fort” que “vénérer” et ainsi pris, il ne faut pas y voir de blasphème systématique. On peut innocemment adorer passer du temps en famille, nager dans la Méditerranée, admirer un coucher de soleil et les soirs d’été quand le soleil semble ne jamais vouloir se coucher, sans porter atteinte à l’adoration qui revient à Dieu.
Le sens du mot et l’évolution de la langue
La traduction biblique s’est elle aussi adaptée à l’usage de la langue. Dans sa traduction de la Vulgate de 1667, Lemaistre de Sacy choisit le verbe “adorer” quand Jésus, au désert, se retrouve face au tentateur : “Jésus lui répondit : ‘Il est écrit : C’est le Seigneur, votre Dieu, que vous adorerez, et c’est lui seul que vous servirez’.” (Lc 4, 8). La traduction liturgique que l'Église utilise, elle, a pris le parti d’insister sur l’attitude physique que suppose l’adoration initiale, mais que l’évolution de la langue a fait perdre au verbe “adorer” : “Jésus lui répondit : ‘Il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte’.” (Lc 4, 8).
Jésus lui répondit : "Il est écrit : C’est le Seigneur, votre Dieu, que vous adorerez, et c’est lui seul que vous servirez".
Il en va de même pour le sens de son adjectif “adorable”, digne d’adoration : si seul Dieu est digne d’être adoré, Lui seul est adorable. L’usage abusif a vidé le terme de sa densité sémantique : on dit aujourd’hui qu’un nouveau-né est adorable, au même titre que le sont un geste attentionné ou une fratrie sage et polie. L’usage “Dieu est adorable”, comme celui que prend pour exemple le dictionnaire de l’Académie française dans sa première édition en 1694, “les mysteres de la Religion sont adorables” étonne d’ailleurs presqu’autant qu’il dérange, tant la langue du XXIe siècle l’a vidé de son sens.
L’adoration et la crainte de Dieu
Plus que s’attacher au mot en tant que tel, encore faut-il en déceler le sens. Si le latin l’éclaire, il faut encore comprendre que les évangiles ont été traduits du grec : considérer le mot c’est aussi considérer la langue dont il est issu. Adorer est ainsi une traduction du grec Προσκυνέω, proskuneo, qui manifeste le fait de saluer en se prosternant. C’est cette idée que retient la traduction liturgique utilisée par l'Église dans l'évangile de saint Luc.
Plus que réprimander celui qui, de bonne foi, affirme “adorer” la Bretagne ou la bière d’abbaye, en voulant dire, par là, qu’il les aime vraiment beaucoup, il faut surtout s’interroger sur le sens que porte le mot. Adorer Dieu, c’est l’aimer, le craindre, le vénérer et le désirer. L’adoration, elle, est celle des Mages venus se prosterner devant le petit Roi de gloire de l’étable de Bethléem. L’adoration est une attitude, ou plutôt, une posture : celle de l’âme qui se laisse saisir, du cœur qui se laisse vibrer, du corps qui se laisse tressaillir tout entier, comme transporté par la majesté de son Seigneur. L’adoration, comme celle des fidèles devant le Très-Saint-Sacrement, laisse entrevoir l’acte de vénération joyeuse et haletante de celui qui aperçoit, dans le pain consacré, un peu de l’extase béatifique qui fait la joie du ciel.