Le narrateur de la Recherche du temps perdu notait que "certaines personnes croient qu’elles ont fait leur Sévigné quand elles ont dit “mandez-moi, ma bonne” ou “ce comte me parut avoir bien de l’esprit” ou “faner est la plus jolie chose du monde”". La grand-mère du narrateur, au contraire, qui était venue à Mme de Sévigné "par le dedans", lui "avait appris à en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres". En réalisant son film, Isabelle Brocard a dû s’imaginer qu’on pouvait faire sa Sévigné encore plus aisément qu’en répétant trois formules figées. Il suffirait de mettre en scène une mère étouffante, dont la fille tenterait par tous les moyens, lourdement soulignés par la caméra, de se défaire. La réalisatrice aurait pu appeler son film les Dents de la mère. Même sans avoir eu la chance d’avoir une grand-mère proustienne, il est permis d’être un peu plus sensible aux vraies beautés.
Tant pis pour l’œuvre
À l’origine, il y a un problème peut-être insoluble : chercher à réunir le plus souvent possible à l’écran deux actrices, alors que Madame de Sévigné vaut avant tout par ses lettres, qui supposent la séparation, l’absence, l’attente. Sans doute une comédienne en jean et tee-shirt, lisant, sur une scène vide, des passages de la correspondance, serait-elle jugée peu cinématographique. Il est à peu près sûr, pourtant, que le résultat aurait été plus émouvant et plus vivant. Faute de la richesse charnelle du texte, le film Madame de Sévigné juxtapose des clichés, au double sens de caricature et d’images commerciales, sur le XVIIe siècle.
Peut-être faudrait-il inscrire dans la Constitution l’interdiction de porter le XVIIe siècle à l’écran.
Visuellement, on peut certes savourer les amples chemises de nuit blanches ou les robes flamboyantes bien ajustées. Pour le reste, la réalisatrice semble tenir seulement à cocher les cases d’une liste de choses à montrer. Il faut une image de la monarchie, ce sera Louis XIV en faune lubrique derrière une haie bien taillée ; il faut l’Église corrompue, ce sera le cardinal de Retz en Tartuffe tripotant la cuisse de sa nièce ; il faut quelques auteurs du Lagarde et Michard, La Rochefoucauld et Madame de Lafayette, proches de Madame de Sévigné, font acte de présence. Cela permettra à Madame de Grignan de suggérer que l’écriture de La Princesse de Clèves n’est due qu’à la frustration conjugale. Tant pis pour l’œuvre, une fois de plus. Peut-être faudrait-il inscrire dans la Constitution l’interdiction de porter le XVIIe siècle à l’écran. La littérature du Grand-Siècle est, de fait, plus menacée que la liberté d’avorter. Le film, qui passe entièrement à côté de Madame de Sévigné, a toutefois un mérite imprévu ; il démontre magistralement comment la psychologie tue la littérature.
Un féminisme anachronique
Le pire est que la réalisatrice est persuadée que son film est féministe, parce qu’il met en scène un dialogue grotesque d’anachronisme sur l’indépendance des femmes. Rien de moins favorable à la cause féminine, en réalité, que la réduction d’une brillante épistolière, dont la littérature française peut s’honorer, à une mère déséquilibrée comme il y en a des centaines à chaque époque.
L’accession d’une femme au statut de grand écrivain et les "vraies beautés" de la correspondance pourraient, en revanche, réjouir un féminisme authentique. Raphaëlle Coquebert a signalé dans Aleteia l’omission flagrante par la réalisatrice du combat spirituel et de l’itinéraire de conversion de Madame de Sévigné. Une autre omission, qui n’est pas sans rapport, porte sur la culture et les lectures de l’épistolière. Les livres qu’elle lit et ceux qu’elle conseille à ses correspondants nourrissent ses lettres et, indissociablement, façonnent sa personnalité. Il est même impossible de séparer chez elle la lecture, l’écriture et la vie. Lire lui apporte bien sûr une occupation plaisante ("Sans la consolation de la lecture, nous mourrions d’ennui présentement"), mais relève aussi de la nourriture spirituelle. Un des charmes principaux de Madame de Sévigné tient à la variété de ses lectures et, par moments, à la rivalité entre les univers des deux auteurs lus.
Ses lectures et son combat spirituel
Même si l’épistolière a inventé l’élégie des retards de la Poste, sa correspondance est très éloignée de la plainte larmoyante continue que suggèrent les rares lettres citées dans le film. Madame de Sévigné s’enthousiasme pour Rabelais, que son fils lui lit à haute voix ; elle cite Molière et La Fontaine, tantôt pour rire des autres, tantôt pour se moquer de ses propres angoisses maternelles. L’année 1671 révèle bien la tension entre des livres très différents : d’une part, la marquise se délecte, avec un brin de culpabilité, de la Cléopâtre de La Calprenède, long roman à épisodes (ancêtre de nos séries ?) comme les aimaient les précieuses ; d’autre part, elle savoure La Morale de Pierre Nicole, le théologien de Port-Royal, jugeant qu’elle n’a "jamais rien vu de plus utile". Au passage, elle définit à merveille le rôle d’un moraliste : nous révéler ce que "nous n’avons pas l’esprit de démêler ou la sincérité d’avouer".
C’est dans une tension comme celle-ci, La Calprenède versus Nicole, que le lien entre ses lectures et son combat spirituel est le plus manifeste ; son désir de dévotion rend ses lectures romanesques un peu honteuses, mais ses lectures romanesques lui permettent de ne pas se prendre tout à fait au sérieux dans sa dévotion :
"Une de mes grandes envies, c’est d’être dévote ; j’en tourmente tous les jours La Mousse. Je ne suis ni à Dieu, ni à diable ; cet état m’ennuie, quoiqu’entre nous je le trouve le plus naturel du monde. On n’est point au diable, parce qu’on craint Dieu et qu’au fond on a un principe de religion ; on n’est point à Dieu aussi, parce que sa loi est dure et qu’on n’aime point se détruire soi-même. Cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m’inquiète point du tout ; j’entre dans leurs raisons. Cependant Dieu les hait ; il faut donc en sortir, et voilà la difficulté."
Une très bonne lecture de Semaine sainte
Avant de hurler au "jansénisme" devant certaine formule, on gagnera à percevoir la distance créée par l’humour délicat. L’épistolière se sait dévote velléitaire. Elle sait aussi que, dans la lecture, comme dans l’écriture et comme dans la vie spirituelle, l’essentiel est l’exercice, au sens où l’on parle de s’exercer soi-même. Le XVIIe avait compris que la rhétorique, pour l’écriture, et les actes de dévotion, pour la foi, n’offraient pas des masques extérieurs mensongers, mais une manière de donner la meilleure forme possible à ce qui nécessite d’être amélioré. "Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage": l’art poétique de Boileau est aussi une leçon de vie spirituelle. On ne peut oublier qu’ascèse, étymologiquement, signifie exercice ou entraînement. Madame de Sévigné le dit lucidement, avec une pointe d’ironie, quand elle s’en prend à ceux qui font de leur vieillesse un argument pour cesser tout exercice spirituel :
"Vous savez que je ne puis souffrir que les vieilles gens disent : “je suis trop vieux pour me corriger”. Je pardonnerais plutôt à une jeune personne de tenir ce discours. La jeunesse est si aimable qu’il faudrait l’adorer si l’âme et l’esprit étaient si parfaits que le corps ; mais quand on n’est plus jeune, c’est alors qu’il faut se perfectionner et tâcher de regagner du côté des bonnes qualités ce qu’on perd du côté des agréables. Il y a longtemps que j’ai fait ces réflexions, et par cette raison, je veux tous les jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur, à mes sentiments."
Sourire amusé devant la prétention à être dévote, alternance des lectures profanes et des lectures spirituelles, conscience de la nécessité de l’exercice pour devenir ce qu’on est appelé à être, tout ceci fait de la correspondance de Madame de Sévigné, quels que soit les travers de son amour maternel, une très bonne lecture de Semaine sainte... et de temps pascal.