Le découragement est une part importante de notre expérience humaine quotidienne, bon an mal an, et, s’il est une tentation constante, il risque bien de reprendre des forces pendant le carême lorsque corps et esprit essaient d’être dans une tension de pénitence. L’épisode du découragement du prophète Élie nous est sans doute familier. Ce géant de Dieu, fort de son succès baigné dans le sang des prophètes de Baal sur le Mont Carmel, se retrouve soudain pourchassé par la haine de la terrible Jézabel, épouse du roi Achab. Et voilà que son grand zèle pour Dieu faiblit soudain devant l’adversité. Réfugié dans le désert du Sinaï, il baisse les bras et perd tout goût pour la vie : "Or lorsqu’il fut venu, et qu’il se fut assis sous un genièvre, il demanda pour son âme de mourir, et il dit : “C’est assez pour moi, Seigneur, prenez mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères.” Et il se jeta par terre, et s’endormit à l’ombre du genièvre "(1 R 19, 4-5).
Ce sombre passage par la déréliction proche de la dépression aboutira cependant à la lumière lorsqu’Élie fut conduit jusqu’à l’Horeb où il reçut la visite de Dieu dans sa toute-puissance. Dans ce cas, le découragement ne fut qu’une étape obligée pour que le prophète soit purifié et renforcé dans sa mission.
Une spirale sans fond
En ce qui regarde en revanche la plupart de nos découragements, ils ne sont guère couronnés par une apothéose mais créent plutôt une habitude néfaste qui se conclut par : "À quoi bon… "Chacun a sous la main au moins un genièvre sous lequel déposer les armes tout en versant les larmes. Non seulement est dur le pèlerinage terrestre car il ne manque point d’épreuves au moins intérieures, mais de plus nous sommes bien vulnérables lorsque nous sommes terrassés par le découragement. Ce dernier est une spirale sans fond. Il est donc nécessaire de lutter dès les premiers signes, comme le nageur pris par la vague. L’hésitation n’est jamais notre alliée. Certes, on peut boire quelques tasses en se débattant mais le résultat en vaut la chandelle.
Comme pour tout adversaire, il faut le prendre au sérieux et y faire face, en ayant le courage de l’appeler par son nom. Le nier, le contourner ne servirait de rien car il nous attendrait à un autre tournant. Les saints les plus éminents et avancés sur le chemin de perfection l’ont accueilli dans leur chair, tel saint Antoine le Grand, maltraité par de multiples tentations et par une armée de démons. Exsangue, il gémit et se plaignit de tant de souffrance lorsque le Christ eût chassé tous les mauvais esprits : "Où étiez-Vous, Seigneur ? Pourquoi n'avez-Vous pas fait cesser plus tôt ce combat ?" Le Christ lui répondit : "J'étais là, à tes côtés. Mais je voulais être spectateur de ton combat. Puisque tu as résisté avec tant de courage, je serai désormais toujours ton défenseur et je rendrai ton nom célèbre par toute la terre" (Saint Athanase d’Alexandrie, Vie de saint Antoine le Grand). Sans que tout nom de résistant au découragement devienne ainsi célèbre par toute la terre, au moins avons-nous la promesse divine que le Maître sera toujours notre défenseur.
Vraie ou fausse fatigue
Maladie du siècle selon certains commentateurs ou philosophes, le découragement apparaît plutôt comme l’arme secrète la plus redoutable du Malin, et donc il est de toutes les époques sans exception. Il fait saigner à blanc en retirant toute énergie vitale. Or, un être qui abandonne la lutte est promis au trépas, et une société, une nation envahies par le découragement sont programmées pour leur disparition, tôt ou tard. Il est trompeur car il s’apparente à d’autres formes de tentations, comme la mélancolie, et ainsi, il tire son épingle du jeu en nous faisant rater ou négliger notre cible. François de La Rochefoucauld écrivait dans ses Maximes que "le découragement est la mort morale", et en effet il est la reddition de toute réaction, de toute action. Il paralyse l’exercice de toutes les vertus.
Les cris de détresse dans le découragement sont des trésors dans le ciel, comme nous le prouve l’expérience douloureuse de Job.
Nous le constatons ô combien lorsque, durant le carême, nous butons soudain sur nos "bonnes résolutions" après un temps assez court d’enthousiasme, au point de tout laisser tomber. Le découragement est adroit et rapide, le bougre ! D’une minute à l’autre, il peut balayer l’exaltation la plus haute, et tout devient alors poussière et cendres à nos yeux. Bonheur et confiance sont réduits à néant d’un seul coup. Saint Séraphin de Sarov notait que le découragement provient souvent de la fatigue et que la gaieté peut chasser cette dernière. Combien de fois par jour n’entendons-nous pas cette formule : "J’suis crevé !" Vraie ou fausse fatigue, entretenue ou surestimée, il n’empêche que le simple sentiment d’être fatigué peut entraîner dans la réalité cruelle du découragement. Il est bon de relativiser la fatigue imaginaire et, lorsqu’elle est réelle, il est nécessaire de la mettre à sa juste place et d’y remédier calmement.
Crier vers Dieu
Les cris de détresse dans le découragement sont des trésors dans le ciel, comme nous le prouve l’expérience douloureuse de Job. Ils s’élancent vers Dieu et il ne faut surtout pas les éteindre en pensant que ce serait blasphème de hurler ainsi vers le Créateur. Ces rugissements de bête blessée sont une forme de prière et ils permettent de ne pas capituler. Pleurs et cris sont dans la panoplie de tout croyant, car les rires et les louanges ne sont pas toujours de saison. Ernest Hello, homme du découragement surmonté par la foi, décrit fort bien le jeu du poids et du contrepoids dans la vie intérieure :
"Le vertige est un monstre qui se tient au fond de tous les abîmes. Toute pensée profonde, tout sentiment profond, a le sien. Le génie et l’amour sont constamment penchés sur des précipices qu’ils appellent. […] Mais la loi de ce monde, qui veut que toute chose provoque son contraire, a placé chez ces mêmes hommes un contrepoids. […] C’est une puissance d’arrêt qui est en raison directe de la vitesse acquise" (Du Néant à Dieu).
Le découragement a un antidote
Il faut se dire et se redire, en temps de crise, que le découragement a un antidote, une force contraire, une puissance d’arrêt. La vie spirituelle est ainsi faite. Comme le chantait déjà l’Ecclésiaste : "Il y a un temps pour pleurer, et un temps pour rire. Un temps pour gémir, et un temps pour sauter de joie" (Qo 3, 4). Notons que la conclusion est heureuse alors même que le départ est rude. Se crisper dans la descente en considérant que tout est perdu serait risquer de bloquer tout le mouvement, qui rebondissant, nous permettra d’émerger plus tard dans la lumière.
Nous ne sommes pas condamnés à des gémissements perpétuels et à un dégoût insurmontable. Certes, il faut se défendre un peu de l’ambiance générale, souvent morose et maussade, qui a tendance à décourager les plus valeureux. Sinon, s’inquiéter inutilement ne résout point les problèmes les plus graves qui exigent de notre part une réaction vive et continue. Ne pas s’arrêter en chemin, en sachant, avec confiance, que, derrière le Calvaire et le Tombeau brille la Résurrection. D’une façon identique, nos heures sombres anticipent des consolations à serrer précieusement dans notre cœur.