« Elle est enfin crevée, la Jaricot ! », tel est le cri qui retentit dans les salons lyonnais bien-pensants ce 9 janvier 1862, à l’annonce du décès de Pauline Jaricot, grande figure du laïcat engagé de son temps, amie du curé d’Ars, protégée du pape Grégoire XVI. Étrange oraison funèbre pour une femme d’une sainteté manifeste, donnée aux œuvres qu’elle a fondées puis portées à bout de bras, mais que sa vocation réparatrice, occultée au profit de ses engagements sociaux, a condamnée à souffrir injustement et incessamment.
Elle ne peut plus parler
Pauline est née à Lyon le 22 juillet 1799, d’une riche famille de soyeux catholiques marquée par le drame révolutionnaire, la persécution religieuse, le martyre auquel ses parents ont échappé de façon providentielle. Les Jaricot, comme bien d’autres à l’époque, vivent leur foi dans une volonté d’expiation des crimes et profanations de la Terreur à grand renfort de pénitences et sacrifices destinés à ramener la France à Dieu. Il ne faut pas croire, cependant, que cette jeune fille de la haute bourgeoisie, coquette et attirée par les mondanités, rêve du cloître. Les belles robes, les soirées élégantes, un jeune homme dont elle est amoureuse et qu’elle espère épouser, sont ses premières préoccupations. Dieu en décide autrement.
À l’automne 1814, Pauline, victime d’une chute, manifeste les premiers symptômes d’un grave problème neurologique : conséquences de son accident ou chorée, atteinte très grave du système nerveux central ? On ne sait mais elle ne peut plus parler, perd le contrôle de ses gestes, semble intellectuellement diminuée. Son quasi-fiancé prend la fuite, elle ne le reverra pas, ne se mariera jamais, elle qui aspirait tant à fonder une famille.
Un sou pour l’évangélisation
Désolée de l’état de sa fille, Mme Jaricot, tuberculeuse, offre sa vie à Dieu en échange de la guérison de Pauline, et meurt, nouveau et douloureux déchirement pour l’adolescente qui traîne un lourd handicap. On lui conseille de s’en remettre au Christ et à Notre-Dame ; elle y répugne, pressentant que la volonté divine sera à l’opposé de la sienne. En pleine crise spirituelle, elle ne se confesse plus ni ne communie, mais, quand elle s’y résout, acceptant handicap et célibat, sa convalescence est spectaculaire. En 1816, elle rencontre l’abbé Wurtz, qui devient son directeur de conscience ; si le personnage n’est pas facile, il discerne la vocation particulière de Pauline et l’aide à l’assumer : Dieu veut qu’elle se consacre à Lui dans l’état laïc et se dévoue à l’apostolat des ouvrières, dont, pour expier son goût passé de la toilette, Mlle Jaricot adopte, indifférente aux moqueries, la vêture, ne portant plus que des tenues noires ou violettes, « ignominieuses et ridicules ».
Aux Rameaux 1817, le Christ, dans une locution intérieure, lui demande : « Veux-tu souffrir et mourir avec moi ? » ; elle répond oui sans imaginer que sa vie sera désormais une croix perpétuelle. Elle voudrait se donner à l’action caritative, l’abbé Wurtz veut lui imposer une vie contemplative : elle regimbe et fait bien puisque, par son sens pratique, elle joue un rôle déterminant, ayant l’idée, qui donnera naissance à l’œuvre de la Propagation de la foi, d’aider les Missions étrangères en rassemblant des dizaines de gens prêts à donner chaque semaine un sou pour l’évangélisation. Trait de génie dont d’autres vont s’attribuer le mérite. L’une des croix de Pauline sera d’être dépouillée de ses œuvres quand elles réussissent, et rendue responsable de l’échec si elles périclitent, sabordés par d’autres… Femme et laïque, elle dérange.
Une renommée internationale
Obéissant à l’abbé Wurtz, elle se retire sans protester et, de 1822 à 1826, se voue à la contemplation et l’écriture de carnets relatant ses expériences mystiques obscurcies par le manque de discernement de son directeur de conscience. Elle écrit alors : « Notre Seigneur, pour soumettre ma volonté à la Sienne, se plaît singulièrement à me contrarier en tout. » « Parce qu’elle fait trop de bruit », un confesseur lui ordonne d’entrer au couvent : elle refuse car cela va contre sa vocation. Wurtz meurt en 1826, en disant à Pauline : « À vous, pauvre chère enfant, je laisse Jésus-Christ, la Sainte Église, les âmes à servir, à aimer, l’humilité à pratiquer. » Délivrée de sa tutelle, Pauline renoue avec son apostolat, lance « les bons livres », diffusion d’ouvrages de piété à bas prix pour contrecarrer la littérature anticléricale, crée le Rosaire vivant dont les associés s’engagent à méditer chaque jour une dizaine de chapelet pour « panser les plaies de la société ». Son sens de l’organisation et ses relations donnent à l’œuvre un essor prodigieux et à sa fondatrice une renommée internationale.
Sur la tombe de sainte Philomène
Mais, comme il ne faut pas qu’elle descende de « la croix ardente » Pauline achète ce succès au prix fort. Elle perd sa sœur et confidente, Laurette, en 1829, puis son frère prêtre, Philéas, en 1830. Ces deuils la crucifient : « Pourquoi suis-je seule, ô mon Dieu ? Seule quand, soit pour vivre soit pour mourir, j’ai si grand besoin d’être soutenue ! » Effet du chagrin, et poursuite de son rôle de consolatrice, elle retombe malade. Guérie en 1831 après une neuvaine à Notre-Dame de Fourvière, on lui diagnostique une maladie cardiaque en 1834. La médecine l’affirme perdue, elle part pour l’Italie réclamer la santé sur la tombe de sainte Philomène à Mugnano. Le 10 août 1835, mourante, elle y guérit miraculeusement.
Se donnant une nouvelle mission, Pauline, inquiète des ravages de la révolution industrielle dans les quartiers pauvres, aggravés par la déchristianisation, la déshumanisation des ouvriers victimes du capitalisme, la répression de toute contestation, comme lors de la révolte des Canuts en 1834, imagine un projet d’usine chrétienne qui fournira du travail aux chômeurs, et aux chômeuses, plus exposées, et un cadre de vie catholique : temps de travail encadré, repos dominical, soins, écoles, formation professionnelle, assistance aux vieillards.
Un calvaire aux croix taillées sur mesure
De nombreux petits souscripteurs, confiants en sa réputation, financent le projet mais Pauline, naïve, se fie pour diriger l’établissement à deux escrocs qui organisent une faillite frauduleuse. En 1846, accusée de complicité, écrasée de procès et de dettes qu’elle tente de rembourser quand elle pourrait légalement s’en exonérer, elle entame un calvaire aux croix taillées sur mesures par des « amis de Dieu », persuadés d’agir dans l’intérêt de l’Église en s’acharnant sur elle. Ces bonnes âmes la dépouillent du peu qui lui reste, la privent des aides auxquelles elle pourrait prétendre, ridiculisent le bien qu’elle a fait.
Cardiaque, réduite à la misérable pension des indigents de la ville de Lyon, Pauline meurt le 9 janvier 1862. Sur un papier cousu dans son scapulaire, on lira : « Mon espérance est en Jésus, mon seul trésor est la Croix. La part qui m’est échue est excellente et mon héritage très précieux ! »