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“L’Église réalise la première synthèse entre bien commun et libertés individuelles”

ESCALIER
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François Huguenin - publié le 22/12/23
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Longtemps réfractaire à la liberté de conscience, l’Église fait aujourd’hui de la liberté religieuse le fondement des droits de l’homme. L’historien des idées François Huguenin, auteur de "La Grande Conversion", une passionnante histoire des relations entre l’Église et la liberté de la Révolution à nos jours, explique pourquoi.

Comment l’Église s’est-elle ralliée à la liberté politique et religieuse, sans renoncer à la doctrine de la foi ? C’est ce qu’explique François Huguenin dans La Grande Conversion. Après le concile Vatican II, elle a fait de sa conception historique de la liberté de la personne humaine le socle de sa pensée politique, en rupture avec sa pratique politique telle qu’elle s’était fixée au XIXe siècle en réaction à la Révolution française. En faisant sienne l’aspiration de notre temps à la conscience de la liberté et de la dignité de l’homme, comme condition du bien commun, l’Église n’a pas pour autant fait de la liberté politique un absolu.

Aleteia : Comment l’Église a-t-elle pu se méfier de la liberté de conscience, considérée comme un « droit à l’erreur », alors que l’aspiration moderne à la liberté a ses racines dans l’héritage du christianisme ?
François Huguenin : À Rome, durant ce que j’appelle le long XIXe siècle, le mot liberté est associé à la violence anticatholique de la Révolution française, qui s’est déroulée sous les auspices de… la liberté. Dès lors, le mot est piégé, et devient diabolisé, d’autant qu’à Rome, les pontifes, excepté Pie VII, dont la pensée est beaucoup plus fine, n’ont pas eux-mêmes, ni dans leur entourage, les ressources intellectuelles pour penser la liberté. Les papes sont prisonniers d’une pensée réactionnaire qui refuse en bloc la Modernité, sans pouvoir se rendre compte que la grande pensée libérale, notamment française (Constant, Tocqueville, Montalembert), pouvait lui fournir les moyens de penser une liberté politique qui ne faisait pas fi du bien commun, et opérait à une critique très nette des excès de la Révolution. Au lieu d’en faire son alliée, elle l’a traitée en ennemie. Dès lors, la liberté est en quelque sorte réservée à celui qui est dans la vérité, et interdite à celui qui est dans l’erreur. Mais le penseur libéral et catholique qu’est Montalembert a montré qu’en étouffant l’expression de l’erreur, on fait de même pour celle de la vérité. 

Il n’y a pas trente-six manières de défendre la liberté politique. Soit on la revendique, sans concession, y compris pour ses adversaires politiques ; soit on la subordonne à un fantasmatique droit de la vérité contre l’erreur.

Dans l’un de ses derniers textes, s’adressant au Pr Marcello Pera, Benoît XVI soutient que Jean-Paul II comprenait son engagement en faveur des droits de l’homme et de la liberté religieuse en continuité avec l’attitude de l’Église primitive face à l’État romain. Alors, continuité ou rupture ?
Le même Ratzinger écrit en 1982, dans Les Principes de la théologie catholique, que, sur le plan politique, les textes de Vatican II représentent "un contre-syllabus". Alors, comment s’y retrouver ? En réalité, l’opposition de la pensée de l’Église sur la liberté depuis Vatican II est aussi en rupture avec celle des papes du long XIXe siècle qu’elle trouve un écho probant dans les trois premiers siècles de l’Église, par exemple chez Tertullien ou chez Irénée de Lyon. Pour une raison simple : les premiers chrétiens avaient choisi librement le Christ, en rompant avec la religion de leurs pères (paganisme ou judaïsme) et de leurs concitoyens. À partir du moment où, à la fin du IVe siècle, le christianisme devient la religion officielle de l’Empire, l’Église oublie l’importance de la liberté religieuse, et durant le Moyen Âge, toute la société étant quasi unanimement chrétienne, la question ne se pose plus. Face à la déchristianisation, les papes réagissent en condamnant la liberté comprise comme liberté de perdition. Vatican II rompra avec cette position en sortant l’Église d’une impasse conceptuelle. La rupture avec la position de l’Église durant le long XIXe siècle est très claire.

En défendant le lien entre bien commun et liberté, l’Église ne se rallie pas à n’importe quelle conception de la liberté : pourquoi ?
Je ne dirais pas exactement les choses ainsi. Il n’y a pas trente-six manières de défendre la liberté politique. Soit on la revendique, sans concession, y compris pour ses adversaires politiques ; soit on la subordonne à un fantasmatique droit de la vérité contre l’erreur. Dans la seconde position, qui fut longtemps celle de l’Église, on confond philosophiquement la liberté politique et l’usage qui en est fait. Comme le disait Chateaubriand, "la liberté ne doit point être accusée des forfaits que l’on commet en son nom". Après, il faut savoir si l’on fait de la liberté politique un absolu exclusif de toute autre fin du politique, et si la préservation des droits individuels devient le seul et ultime horizon du politique. Ce n’est pas ce que dit l’Église, et d’ailleurs, ce n’est pas ce que propose non plus le libéralisme politique français du XIXe siècle ! 

Il n’y a ni contradiction entre bien commun et liberté, ce qui était la position de l’Église auparavant, ni érection de la liberté en absolu unique, comme le libéralisme contemporain a eu tendance à le théoriser.

L’Église, depuis Vatican II, à la suite des grands philosophe et théologien que furent Maritain et Lubac, dit que la liberté politique doit être articulée au souci du bien commun. Plus encore, elle affirme que le bien commun intègre la garantie des libertés et des droits individuels. Il n’y a donc ni contradiction entre bien commun et liberté, ce qui était la position de l’Église auparavant, ni érection de la liberté en absolu unique, comme le libéralisme contemporain a eu tendance à le théoriser. Je dirais donc, et je le montre dans ce livre, que la pensée de l’Église réalise la première synthèse entre la pensée politique classique, polarisée vers la poursuite du bien commun, et la pensée politique moderne, focalisée sur la préservation des droits et des libertés des individus. Il me semble que cette manière très originale de penser le politique est un cadeau pour le monde entier.

Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.

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