La première session du synode romain où est censé se jouer l’avenir de l’Église est terminée — comme prévu et annoncé sans résultats conclusifs — , et tout le monde demeure dans l’expectative jusqu’à l’an prochain. Mais il n’est peut-être pas vain de se demander si les enjeux décisifs sont bien ceux dont on continue de parler : "décléricalisation", ordination d’hommes mariés et de femmes, admission de couples remariés ou de même sexe, etc. Ces objectifs (ou revendications) soulèvent au moins trois interrogations. D’abord, quel est le rapport entre ces desiderata et la synodalité qui est l’objet de ce synode en deux temps ? Ensuite, quels avantages peut-on espérer en tirer en termes d’adhésion à la foi ? Enfin, comment tout cela pourrait-il produire une fidélité plus exigeante à l’Évangile ?
Un mot qui contenait plus qu’on ne pensait
Il faut commencer par reconnaître que la notion de synodalité est peu familière. Chacun sait que l’Église est "une, sainte, catholique et apostolique" (c’est dans le Credo de Nicée) et même "romaine" (le collège des successeurs des apôtres étant présidé par le Pape, évêque de Rome). On la voit encore volontiers depuis quelque temps comme "communion" — en quoi elle n’est pas que hiérarchique. Mais, bien que le mot "synode" soit fort ancien pour désigner divers types d’assemblée ecclésiale délibérante, son caractère « synodal » a été défini en 2018 seulement par la Commission théologique internationale. Et la revue Communio y a consacré un numéro double (3-4 de 2022), préfacé par le pape François qui, en octobre 2021, en avait fait le thème du prochain des synodes d’évêques institués en 1965 après Vatican II.
Il ne s’agit pas de démocratie, puisque tout demeure nécessairement reçu d’"en-haut", en continuité sans faille avec les événements historiques de la Révélation et du Christ.
Le Pape enseignait là que "la synodalité fait partie de l’essence de l’Église et se réalise dans la rencontre, l’écoute et le discernement". Donc : ouverture à "la base", voire aux périphéries, si ce n’est au dehors, où le Christ est présent et agit aussi, mais sans du tout (soulignons-le) disqualifier pour autant les autorités qu’il a lui-même instituées. Le mode de fonctionnement qui en découle requiert l’accueil (pas seulement passif !) des libres participations de tous, bien loin du système féodal de suzeraineté et de vassalité. Au synode en cours ne sont d’ailleurs pas invités que des évêques, mais aussi des laïcs et des femmes.
De la féodalité médiévale au libertarisme moderne
Il ne s’agit cependant pas de démocratie, puisque tout demeure nécessairement reçu d’«en-haut", en continuité sans faille avec les événements historiques de la Révélation et du Christ, et à l’initiative incessante de Dieu lui-même qui ne prend pas de vacances. Il serait pour le moins fâcheux de ne s’affranchir du modèle circonstanciel des sociétés médiévales que pour s’asservir aux mentalités contemporaines qui imposent des réformes "sociétales", notamment dans le domaine du sexe et, plus généralement, tendent à faire des libertés subjectives des droits inaliénables à enchâsser dans des lois, comme l’a bien analysé Hegel dans ses Conférences sur la philosophie de l’histoire des années 1820.
Or ce libertarisme ne prévaut qu’en Occident affecté par la sécularisation, et à l’heure où son universalisme est contesté un peu partout, y compris là où le catholicisme est le plus vigoureux. Une telle "modernité" n’a finalement pas grand-chose à voir avec la synodalité. Celle-ci vise à faire ressortir une dimension constitutive de l’Église : le souci du prochain et l’implication de tous les fidèles, mais sans occulter une réalité au moins aussi déterminante : c’est Dieu qui le premier vient à l’homme ; et celui-ci ne lui répond vraiment qu’en ne restant pas seul et en découvrant sa place dans l’institution ecclésiale dont, si imparfaite qu’elle soit encore, Dieu se sert déjà pour se signaler à lui, fût-ce indirectement.
L’Église dans le monde sans lui appartenir
Qu’apporteraient des réformes "disciplinaires" (censées donc ne rien remettre d’essentiel en cause) dans l’attribution des ministères requis pour structurer toute collectivité et surtout dispenser les sacrements qui constituent la communauté chrétienne (puisque "l’Eucharistie fait l’Église") ? En décernant les missions de gouvernement et même sacerdotales sur le seul critère des bonnes volontés ou candidatures pour répondre aux besoins immédiats, avec en prime pour tous l’abolition de toute exigence au niveau des mœurs, on ferait de l’Église une institution probablement moins sélective et par conséquent plus fréquentable, mais sûrement du coup tout aussi conjoncturelle et périssable que les autres sous nos climats de nos jours.
Jusqu’où la foi peut adopter la logique dominante du moment sans en être altérée ?
Il est certain que les frontières ne peuvent être étanches entre l’existence chrétienne et le milieu où elle se vit. En pratique, l’Église emprunte en même temps qu’elle transmet et imprègne en offrant. Mais elle doit se garder de se laisser annexer. Reste alors à savoir jusqu’où la foi peut adopter la logique dominante du moment sans en être altérée. En l’occurrence, pour remplir les églises, suffirait-il de prêtres mariés, de femmes ordonnées et d’ouverture à toutes les variétés imaginables de couples et de "genres", au nom d’une efficience managériale fondé sur les études sociologiques de marché intégrant la sacralisation de fait (et inavouée par laïcisme) des libertés subjectives, érigées en droits intangibles ?
Les deux faces contradictoires de la "modernité"
En réalité, l’audience de l’Église ne se joue pas que sur des affaires de sexe et d’exercice ou de partage de pouvoirs en son sein. Ainsi, d’un côté le magistère incite à l’engagement écologique et à l’accueil des migrants : deux causes déclarées vertueuses par l’actuelle bien-pensance sécularisée. Et de l’autre, la même autorité s’oppose obstinément aux manipulations (et d’abord l’avortement) sur les commencements de la vie et sur sa fin (euthanasie, suicide assisté). Les croyants publiquement anticléricaux et féministes (espèce jusqu’à récemment inconnue) sont plutôt discrets dans les débats sur ces questions, où semble pourtant l’emporter une permissivité reposant sur des présupposés théoriques (libertaires) proches des leurs.
Cette prudente abstention de bedeaux et bedelles par ailleurs si diserts dans les querelles de sacristie escamote donc un contentieux bien plus profond entre la foi et la "modernité" sous ses deux faces contemporaines : ou bien (version optimiste) l’humanité a les moyens et par suite le devoir de vaincre le "mal" qui la menace ; ou bien (variante nihiliste) elle est vouée à disparaître, de sorte qu’il n’y a plus de "bien" auquel elle pourrait s’ordonner. Entre les deux et rejeté par les deux, le christianisme dit que le monde déraille effectivement et que l’homme ne peut guère y remédier, sauf avec l’aide du Créateur, lequel n’est ni tyrannique ni indifférent, propose qu’on l’imite en aimant ses ennemis et en tendant la joue gauche si l’on est giflé sur la droite (Mt 5, 38-48) et rend cela réalisable ici-bas en se faisant homme.
"Décléricalisation" ou synodalité ?
Les seules réformes de l’Église qui soient justifiées sont alors celles qui feront mieux percevoir deux choses. D’abord à quel point la foi débouche l’horizon en promettant la divinisation — rien de moins, comme ont osé l’écrire saint Irénée et d’autres Pères de l’Église — à qui sait s’abaisser comme Dieu le fait, en lui en demandant la grâce. Ensuite combien cette espérance subvertit les rationalités et sagesses mondaines contradictoires, qui font trop confiance aux humains ou inversement les décrètent si nuisibles qu’aucune miséricorde, fût-elle divine, ne peut les sauver. On peine à imaginer en quoi moderniser l’Église contribuerait à de telles prises de conscience. La synodalité a de meilleures chances d’y réussir dans la mesure où elle requiert, en plus de la rencontre et de l’écoute, le discernement.