"La guerre […] Je vois des ruines, de la boue, des files d’hommes fourbus, des bistrots où l’on se bat pour des litres de vin, des gendarmes aux aguets, des troncs d’arbres déchiquetés et des croix de bois, des croix, des croix", scandait Roland Dorgelès, écrivain engagé volontaire dans les tranchées de 14-18. Ces croix, Loys et Joseph Roux ont dû en planter en nombre, eux qui étaient aumôniers et infirmiers dans l’armée française. De la sanglante bataille de la Somme au triste Chemin des Dames en passant par l'enfer de Verdun, ces deux frères, unis par le lien du sang et de la vocation sacerdotale, sont devenus dès leur engagement des témoins majeurs de la Première Guerre mondiale.
Grands amateurs de photographie, tous deux n’ont eu de cesse d’immortaliser leur quotidien d’aumôniers au milieu de l’immense boucherie des tranchées. Consignées par Loys, cadet de Joseph, dans un carnet de guerre soigneusement tenu, ces images rappellent l'innommable barbarie vécue par les poilus. Un témoignage écrit et visuel d’une valeur inestimable, dont l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) et les Archives du département du Rhône ont consigné une grande partie au cœur de l’ouvrage La Grande Guerre de Joseph et Loys Roux.
C’est la vraie vie de soldat que nous acceptons avec ses sacrifices, ses peines, ses fatigues, ses souffrances, peut-être le sacrifice suprême.
Nés respectivement en 1881 et 1882, Joseph et Loys Roux sont les aînés d’une fratrie de cinq enfants. Ils grandissent et étudient dans la région lyonnaise, et sont tous deux ordonnés prêtres peu avant la guerre, en 1907 et 1908. Toujours inséparables, ils s’engagent volontaires immédiatement après le début du conflit : Joseph est infirmier et Loys caporal-brancardier. Le nombre d'aumôniers militaires est alors faible en raison du décret Millerand de 1913, qui accorde seulement quatre prêtres pour 40.000 soldats, rattachés aux ambulances de chaque corps d'armée. À la fin de la guerre, on comptera plus de 500 aumôniers.
Tout au long de la guerre, c’est donc en portant assistance aux blessés et aux mutilés que Joseph et Loys assurent leur mission de prêtres. Lorsque le conflit débute, Loys affiche un fort volontarisme : patriote, il veut d’abord partir au front en tant que combattant pour y mourir en martyr, se considérant mauvais prêtre. "Je ne suis pas assez pieux, je ne sais ni faire le catéchisme, ni prêcher, ni confesser, ni consoler", écrit-il le 3 octobre 1914. "Si j’étais tué (...) je serais sûr d’aller au ciel puisque la mort pour la patrie est un vrai martyre" Joseph quant à lui, perçoit la guerre comme une épreuve douloureuse mais nécessaire pour que la France se rapproche enfin de Dieu. "Notre Patrie a renié Dieu, a essayé par tous les moyens de détruire sa religion. La France en ce moment souffre, souffrira encore longtemps, (...) mais cette souffrance la sauvera", écrit le frère aîné dans une lettre à son benjamin André.
"Il y a du bien à faire"
Les mois s’écoulent, la guerre se prolonge. "Arbres splendides, énormes, coupés nets, troués, mitraillés. De toute part, dévastation. (...) De ci, de là, croix de bois avec, parfois, un képi", raconte Loys, rejoignant le sombre tableau dressé par Dorgelès. Partout, les morts surgissent, parfois dans un état indicible. Joseph et Loys tâchent d’identifier les corps, et de leur donner sépulture et enterrement. Certains cadavres ont attendu jusqu’à quinze jours avant d’être inhumés, raconte Loys. En mai 1915, les deux frères passent au 1er bataillon du 23e RI (régiment d’infanterie) et prennent la direction du front : les officiers demandent un prêtre depuis longtemps. "Le soir, j’en cause à Joseph. Il est d’avis d’accepter. Il y a du bien à faire", écrit Loys. "C’est la vraie vie de soldat que nous acceptons avec ses sacrifices, ses peines, ses fatigues, ses souffrances, peut-être le sacrifice suprême." Était-ce une prémonition ? Le 21 décembre 1915, Joseph meurt dans la bataille du Vieil-Armand, dans les Vosges, en voulant sauver un camarade blessé. “Quel héros que notre Joseph, combien il était aimé des hommes de sa compagnie ! Dieu l’avait donné. Il l’a repris. Que sa volonté soit faite”, écrit douloureusement Loys à ses parents.
Il y a des coups tout près. Cela 4h de temps. C’est terrible. J’invoque le Sacré Cœur.
Le jeune prêtre se sent seul, tente de ne pas vaciller. Il s’accroche à sa foi comme à une bouée de sauvetage, tout en maudissant les hauts responsables qui décident du cours de la guerre sans la faire. "Quelle vie ! Quelle vie ! (...) Le corps est raide, les genoux font mal (...) On ne dort pas. Il y en a marre. Le colonel a mauvaise presse, lui recule, s’éloigne du danger." Son patriotisme s’effrite, malmené par la violence endurée. "Ce n’est pas la France que nous servons. Nous nous faisons casser la gueule pour les généraux. C’est une guerre d’argent et d’ambition", écrit-il dans un accès de rage.
L’aumônier évoque sa peur et son angoisse à plusieurs reprises. "Chacun tend l’oreille, il croit entendre siffler l’obus. Je tire mon chapelet, et ça calme les sentiments divers qui bouillonnent en moi." Avec son régiment, il est plongé dans le calvaire de la bataille de la Somme, dès le mois de juillet 1916. Avec les 16 hommes qu’il commande, il tente d’évacuer les blessés sous les obus et les tirs de mitrailleuses. C’est l’hécatombe. L’enfer sur terre. "Une masse blanche, longue, avait attiré mon attention la nuit, au petit jour c’est la moitié d’un corps humain sans tête, nu, coupé de haut en bas comme la viande de boucherie. Il y a des coups tout près. Cela 4h de temps. C’est terrible. J’invoque le Sacré Cœur." Au milieu des combats, Loys célèbre la messe, confesse, ferme les yeux des morts, les enterre, tâche de les identifier pour prévenir les familles et donner des noms aux sépultures qui s’amassent. Il accomplit, inlassablement, le même rituel, aussi bien pour les Français que pour “les Boches”.
"Déboutonner capote, veste et chemise. Fouiller les poches, les retourner, enlever aux doigts rigides, contractés parfois, les bagues d’aluminium ou les alliances (...) donner aux morts la tenue la meilleure en leur fermant les yeux, la bouche, en croisant ses [sic] bras. Voilà l’une de mes tristes besognes. Jamais je ne l’accomplis sans prier Dieu pour ces victimes et maudire la guerre."
11 novembre 1918. "Vers 9h25 Baylac vient en courant et crie : ça y est ! L’armistice ! Gloire à Dieu ! (...) On achète des cigares, on fait des bouquets, les cloches sonnent. Finie la guerre, finie !" Loys est démobilisé début mars 1919. Il continue son ministère à Lyon, et meurt à Vernaison le 16 juillet 1970, après plus de 60 ans de sacerdoce.
En pratique :