À la question, "qui est le saint patron des chasseurs ?", les gens répondront : "Saint Hubert !" et ils auront raison. Ce que l’on sait moins, c’est qu’avant lui, qui vécut au VIIIe siècle et dont le culte mit un certain temps à s’imposer, les amateurs de courre et de vénerie invoquaient un autre patron, l’un des saints les plus populaires du Moyen Âge et dont le culte n’a décliné qu’au XVIe siècle : Eustache.
Un cerf magnifique
Disons-le tout de suite, si populaire qu’il ait été, nous ne savons quasiment rien de lui et sa légende est un époustouflant roman d’aventure où tout ou presque relève de l’imagination des auteurs, non de l’histoire. Au point, d’ailleurs, qu’Eustache et sa famille, considérés comme des figures apocryphes par la plupart des hagiographes, ont été bannis du calendrier lors de sa réforme de 1969-70. À bon escient, probablement. Pourquoi en parler ? À cause de la place qu’il a tenu dans l’art médiéval et la ferveur de nos aïeux.
Eustache, ou plutôt Eusthatios, ce qui signifie Constant en grec, serait un officier romain de très haut rang proche de l’empereur Trajan. Il aurait donc vécu au début du IIe siècle. Païen, il se nomme en réalité Placidus et changera de nom à son baptême, comme son épouse et leurs deux fils. Un jour qu’il chasse dans les forêts des Apennins, Placidus voit surgir un cerf magnifique, dix-cors d’une taille exceptionnelle qui porte entre ses bois la croix du Christ. L’animal lui révèle, car il parle évidemment, que sa bonté et sa charité ont touché la miséricorde divine : afin qu’il puisse faire son salut, ce signe lui a été donné.
Le lien entre notre monde et l’autre
Vous reconnaissez-là le début de l’histoire de la conversion d’Hubert, et le même cervidé crucifère venu lui demander de se tourner vers Dieu. Les spécialistes sourient car ils savent que, avant le christianisme, et même avant l’arrivée des Celtes en Europe de l’Ouest, le cerf est un animal sacré, voué au dieu Cernunos. Celui-ci, justement, est représenté pourvu d’une haute ramure, le père des dieux qui règne, avec son épouse, Dana ou Anna, sur le monde souterrain des défunts. Le cerf est donc un lien entre notre monde et l’autre. C’est un cerf blanc et crucifère que certains saints bretons ou gallois vont chevaucher une nuit entière afin de délimiter le terrain qu’un seigneur leur octroie pour bâtir un monastère. On retrouve l’histoire du cerf miraculeux dans de nombreux récits sacrés celtiques. L’on en conclura donc que l’épisode récupère une croyance païenne christianisée…
Quoiqu’il en soit, cerf ou pas, Placidus se convertit au Christ et il entraîne dans sa nouvelle foi son épouse Tatiana, qui devient au baptême Théopista, « celle qui a foi en Dieu » et leurs deux fils adolescents, baptisés Théopistos et Agapios. Après tout, pourquoi pas ; ces choses-là arrivent. C’est ensuite que l’affaire devient difficile à croire et, au demeurant, il en existe plusieurs versions.
Une attaque de pirates
Selon la première, la plus vraisemblable, la cour impériale partant pour une tournée d’inspection des provinces orientales, Eustache et sa famille suivent le mouvement et embarquent pour l’Égypte. Selon la seconde, s’ils embarquent, c’est poussés par la nécessité car peu après leur conversion, toute la fortune familiale a été perdue et c’est afin de cacher leur honte, ou récupérer quelques biens en Orient qu’ils font ce voyage. Quoiqu’il en soit, et c’est il est vrai très fréquent à l’époque, le déplacement tourne mal… L’un des hagiographes parle d’une attaque de pirates mais, à l’époque, la Méditerranée, sous contrôle romain, n’en compte guère et, s’il en reste, ils seraient bien téméraires de s’en prendre à un navire de la flotte impériale.
Un autre auteur affirme que la très grande beauté de Théopista pousse le capitaine à vouloir s’emparer d’elle et qu’il fait en pleine nuit jeter son mari et ses fils à la mer. Là encore, si la famille est sous la protection de la flotte impériale, c’est difficile à croire. Troisième variante : Eustache n’ayant pas de quoi régler le montant des quatre passages, le capitaine vend comme esclaves ses passagers insolvables dès qu’il touche la côte égyptienne. Une dernière version parle d’un naufrage. Eustache et ses fils sont sauvés et croient, désolés, Théopista noyée… L’infortune ne les abandonnant pas, Eustache perd ses fils l’un après l’autre dans des circonstances invraisemblables. C’est donc un père et un époux éploré qui rejoint l’empereur et tente d’oublier dans l’exercice de ses devoirs militaires son deuil épouvantable.
Leur compte est bon
Les années passent. Lors d’une campagne contre les "Barbares", Eustache remarquent deux très jeunes officiers qu’il fait entrer à son état-major et qui vont se révéler être les fils qu’ils croyaient morts. Peu après, lors d’une halte dans une auberge, ils reconnaissent en la servante Théopista, échappée à la noyade mais réduite en esclavage et qu’ils libèrent. Toute la famille est ainsi miraculeusement réunie et rentre en Italie.
Vont-ils couler des jours heureux ? Non… Hadrien, qui a succédé à Trajan, est rongé par un cancer qui lui inflige des souffrances atroces. Des devins lui ont affirmé qu’il doit ce mal aux chrétiens qui lui ont jeté un sort pour le punir d’avoir profané leurs lieux saints de Jérusalem et Bethléem. Seul le supplice de ces impies peut le sauver et Hadrien, agonisant, fait en effet exécuter bon nombre de malheureux dont le seul crime est d’être chrétiens. On lui dénonce Eustache et les siens. Leur compte est bon. Eustache, sa femme et ses fils sont condamnés à l’une des pires morts d’un arsenal juridique romain pourtant, en la matière, imaginatif. On les enferme dans la statue d’un taureau d’airain qui est lentement portée à incandescence, les laissant cuire lentement à l’étouffée… Ainsi cueillent-ils ensemble la palme du martyre.
Un sanctuaire portant son nom
Que faut-il retenir de ce feuilleton dont les épisodes et les tragédies à rebondissements ont tenu des générations de fidèles en haleine ? Pas grand-chose. Mélanges de récits païens récupérés et d’emprunts bibliques entre autres au Livre de Job, la légende de saint Eustache n’a aucun fondement historique. On ne trouve aucune trace de lui au martyrologe romain, alors qu’il est supposé mort aux alentours de Rome. Seule certitude, on y a bâti un sanctuaire portant son nom, ce qui pourrait laisser supposer qu’à une date tardive, vers le VIIe siècle, l’on a peut-être rapporté d’Orient des reliques d’un martyr nommé Eusthatos autour duquel la piété populaire a brodé et enjolivé. Et voilà tout ! Mais qu’il soit mort pour le Christ devrait suffire à lui valoir notre respect.