De toutes les sentences que nous a laissées Benjamin Constant, il en est une qui parle particulièrement à nos contemporains : "On se sent l’impatience d’avoir traversé la vie et échappé aux hommes." Échapper aux hommes, en finir avec les tracassins, démissionner, cultiver son jardin, éternelle chimère ! Sur notre désir de retrait vers une paix intérieure qui résulterait d’une fuite hors du monde une fois la mission accomplie, le vieux Benjamin Constant dit finalement à peu près la même chose que son aîné Jean-Jacques Rousseau ("Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de prochain…"), et la même chose aussi que le jeune Blaise Pascal longtemps avant eux : "Ainsi s’écoule toute la vie, on cherche le repos en combattant quelques obstacles."
Le repos ou l’ennui ?
Nous cherchons tous un repos mérité, assurément. Saint Paul lui-même, dans sa deuxième lettre à Timothée, se réjouit d’avoir mené le bon combat et aspire à se reposer. Il pense avoir mérité sa retraite et cotisé assez de trimestres d’évangélisateur pour recevoir la couronne de justice. Il allait pourtant bientôt reprendre la route et recevoir la couronne du martyre.
Le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il faut sortir et mendier le tumulte.
Le chrétien Blaise Pascal n’en reste pas, lui non plus, où les déistes Constant et Rousseau s’arrêtent. Il observe que lorsque l’homme enfin trouve ce si désirable repos, "le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il faut sortir et mendier le tumulte".
Cercle vicieux. L’homme ne sait pas demeurer au repos dans une chambre, et c’est pourquoi, faute de chercher la paix en Dieu, il déclenche des opérations militaires spéciales, achète des voitures décapotables, prend le pouvoir dans sa paroisse ou tombe amoureux de la femme du voisin. À défaut, il déverse son courroux sur les réseaux sociaux. En un mot, il déraille. Ou alors il chasse.
La joie de louer Dieu
Mais on ne peut pas chasser tous les jours. Mardi, notre maître d’équipage était cloué au fond de son lit par la grippe. Pas question de découpler la meute sans lui. Face au vide métaphysique d’une journée sans programme, je me suis décidé à seller tout de même mon cheval. Faute de chasse, je suis parti pour une course sans but et sans horaire. Il pleuvait, ou plus exactement il tombait de la neige fondue. L’eau ruisselait partout. Il faisait un froid pénétrant, le ciel était désespérément gris, temps idéal pour chevaucher au hasard dans la campagne. Au moment de franchir un ruisseau grossi par la pluie, mon cheval a refusé l’obstacle. Je n’ai pas insisté. Deux kilomètres de détour pour trouver un pont n’est pas un tracas quand on ne va nulle part et qu’on a tout son temps. Heureux détour ! En longeant le ruisseau, l’épagneul qui m’accompagnait a dérangé un lièvre, rayon de feu dans la nature austère.
Dans les chênes, des palombes attardées, celles qui passent l’hiver chez nous, nous regardaient sans crainte. Et dans les étangs, les canards ne s’envolaient pas à notre approche. Quand nos repères s’effondrent, quand la France découvre qu’elle n’a pas de chars lourds, quand même le Parti socialiste n’ose plus faire la leçon, il reste les palombes, les lièvres et les canards sauvages : ceux qui sont encore là après la fermeture goûtent la joie d’échapper aux hommes. Ils vivent l’idéal de Benjamin Constant. Cependant la paix que nous trouvons à les admirer de loin vaut mieux que tous les repos dans une chambre, parce qu’elle nous conduit à louer Dieu. Elle nous rapproche de l’idéal de Blaise Pascal.