Connaissez-vous, à Rome, San Pietro in vincoli, en français Saint-Pierre-aux-Liens, ou Saint-Pierre-ès-Liens comme on disait autrefois, appelé aussi, en souvenir de sa fondatrice, l’impératrice Eudoxie, la basilique eudoxienne ? Fille de l’empereur d’Orient, Eudoxie a épousé l’empereur d’Occident, Valentinien III, lamentable personnage dont la sottise et la jalousie précipiteront l’écroulement de ce qui survit encore, au Ve siècle, de la puissance romaine en Europe. Mais ceci est une autre histoire …
Victime de la raison d’État, malheureuse, Eudoxie la Jeune, appelée ainsi pour ne pas la confondre avec sa mère et homonyme qui règne à Constantinople, trouve ses consolations dans la dévotion, et dans une correspondance, aussi suivie que possible, ce qui, à l’époque, représente un échange de trois ou quatre lettres par an, avec sa famille… Un jour, nous sommes en 438, elle reçoit de la part de sa mère un cadeau fabuleux : une partie des chaînes qui, à en croire la Tradition, ont tenu saint Pierre attaché dans la cellule du palais d’Hérode vers l’an 40, lorsque le tétrarque l’a arrêté dans l’intention de le mettre à mort, comme il l’a déjà fait s’agissant de Jacques, frère de Jean.
La miraculeuse évasion
Si vous avez lu les Actes des Apôtres, vous connaissez la suite. Alors que la communauté chrétienne prie sans cesse pour la libération de son chef, Pierre, en pleine nuit, la veille de sa comparution devant le tribunal, voit un ange, parfois identifié à saint Michel, dans sa cellule. Il pense bénéficier d’une vision, ou rêver mais l’ange le détrompe : ce qui lui arrive est réel. D’un geste, il fait tomber les lourdes chaînes des pieds et des mains de l’apôtre, sans que le fracas qu’elles font réveille les gardes, plongés dans un profond sommeil, lui dit de mettre ses sandales et son manteau, car la nuit est froide, et le conduit dehors sans rencontrer âme qui vive dans la forteresse endormie, tandis que les torches s’allument sur leur passage et que les portes verrouillées, jusqu’à celles de la rue, s’ouvrent miraculeusement devant eux. Ce n’est qu’une fois dehors que Pierre comprend que ce qu’il vient de vivre est réel et qu’il est libre.
Un cadeau d’Eudoxie
Comment la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem, férocement persécutée, réussit-elle à récupérer les fers témoins du miracle ? Comment, après sa dispersion, puis les atrocités du siège de 70, auquel, il est vrai, l’évêque Siméon a soustrait à temps son troupeau, la destruction de la ville, puis celles des vestiges des lieux saints sous l’empereur Hadrien, ces chaînes ont-elles été préservées ? L’on n’en sait rien mais le fait est qu’elles appartiennent au patriarcat de Jérusalem qui les offre à la vénération des pèlerins et a réussi à les soustraire à la convoitise de l’impératrice Hélène lorsque celle-ci, à la fin des années 320 lors de son pèlerinage en Terre Sainte, a fait main basse sur toutes les reliques possibles et imaginables, transférées soit à Constantinople soit à Rome.
Seulement, en un siècle, l’état de l’empire a bien changé et les attaques barbares, venues de tous côtés, rendent la préservation des trésors chrétiens de Jérusalem précaire. Si le patriarcat ne se résout pas à se séparer de la vraie croix, qui finira d’ailleurs par tomber au pouvoir des Perses, il rechigne moins à laisser déménager d’autres reliques et, quand en 437, l’impératrice d’Orient, Eudoxie l’Ancienne, effectue le pèlerinage hiérosolymitain (de Jérusalem, Ndlr), elle en repart avec les chaînes de saint Pierre et s’empresse d’en offrir 28 anneaux à sa fille qui règne à Rome.
Une seule chaîne
À Rome, au demeurant, l’on conserve avec le même soin qu’à Jérusalem d’autres chaînes de Pierre, celles qu’il a portées dans son cachot de la prison Mamertine, lors de son emprisonnement de 64-65 qui s’achèvera par sa mort, crucifié la tête en bas dans le cirque du Vatican, annexe d’un palais impérial cher à Néron. La Tradition veut qu’elles aient été récupérées, sur le conseil du pape martyr Alexandre Ier par une patricienne chrétienne, Balbina. Eudoxie juge donc normal de rassembler tous ces fers dont elle fait cadeau, début août 439, au pape Sixte III. Or, à l’instant où les chaînes venues de Jérusalem sont posées près des chaînes romaines, devant l’assistance médusée, elles se rejoignent et n’en font bientôt plus qu’une seule.
Bien entendu, l’histoire fait ricaner les esprits forts qui affirment qu’il n’y a pas eu l’ombre d’un tel miracle le 1er août 439 mais que l’Église a voulu consacrer cette date à saint Pierre aux liens afin d’éradiquer quelques fêtes du calendrier païen toujours célébrées à Rome début août, telles la dédicace du temple de Mars, la fête de l’empereur Auguste, l’anniversaire de l’empereur Claude et celle de la déesse de l’espérance. N’épiloguons pas car l’un n’empêche pas l’autre.
Les anneaux disparus
Ces chaînes de Pierre vont prendre, dans les siècles suivants et la lutte qui oppose le pape à l’empereur de Constantinople une place prépondérante car elles rappellent que le souverain pontife est le successeur du Prince des apôtres, à la différence du patriarche de Constantinople. Pour que chacun s’en souvienne, à compter du pape Grégoire Ier, mort en 604, Rome prend l’habitude d’honorer certains rois barbares, en particulier ceux de France, dont elle a besoin puis plus tard d’Angleterre, d’un cadeau diplomatique d’insigne valeur : une clef, d’or ou d’argent selon l’importance du destinataire, dans laquelle est glissé un peu de limaille de fer recueillie en limant les chaînes pétriniennes. Gage de la légitimité de leur destinataire et de sa lignée, mais aussi puissant talisman, ces clefs porte bonheur sont tellement prisées qu’il faudra rapidement renoncer, sinon à cette pratique, du moins à limer les fers apostoliques, car à la longue, il n’en resterait rien, d’autant plus que certains anneaux en ont été retirés au fil du temps.
Si certains, donnés au redoutable duc des Lombards, retourneront à Rome au XVIe siècle, quand le cardinal Sfondrati les récupérera dans leur église du lac de Côme pour les déposer dans sa basilique Sainte-Cécile, d’autres, partis pour Avignon ou Metz, n’en reviendront jamais. Afin de préserver ce qu’il en reste, l’on se contentera désormais de faire toucher les clefs, voire un mouchoir de soie, aux chaînes de Pierre, le résultat sera le même. Ainsi de nombreux malades seront guéris, des possédés libérés.
L’attachement au Christ
S’il est loisible de les vénérer toute l’année dans leur église, les fers sont plus solennellement exposés le premier lundi de carême, le cinquième jour après la fête des saints apôtres Pierre et Paul, soit le 4 juillet, puis le 1er août et durant l’octave qui suit. L’usage est aussi de les sortir en cas de danger extrême pour Rome et son Église, invasions ou épidémies.
Mais pourquoi, demanderez-vous peut-être, vénérer ainsi cette antique ferraille ? Saint Augustin vous répondrait que "Pierre en a fait plus de cas que de l’or le plus pur et le plus précieux". Car elle rappelle jusqu’où peut conduire l’attachement au Christ, lequel, comme Il l’a fait dans la prison de Jérusalem, lie et délie, faisant tomber ou pas les attaches humaines du péché ou des geôles.