Le 9 décembre 1944, Pauline meurt dans un hôpital psychiatrique de la région lyonnaise. En découvrant le corps de la malade, sa sœur comprend le drame affreux qui s’est produit et elle écrit au médecin-chef de l’hôpital : "J’ai pu voir non par le cadavre de ma sœur mais bien devant son squelette qu’elle est morte littéralement de faim". Elle reproche au médecin de ne pas l’avoir prévenue de l’état réel de sa sœur, qu’elle serait alors venue chercher. "Au moins, ajoute-t-elle, elle serait morte chez moi avec un peu plus de soin." Le médecin-chef de cet hôpital psychiatrique témoigne en 1979 de l’horreur de ces années d’occupation :
J’ai vécu des scènes affreuses, comme dans les camps de concentration. Des malades se mangeaient les doigts (…) ils buvaient leur urine (…) et la pauvre ration que l’on nous fournissait de l’extérieur était complètement déséquilibrée et ne pouvait pas les nourrir (…) nous étions complètement dépassés par le problème.
Cette famine n’a pas été intentionnellement organisée par l’administration française pour exterminer les aliénés, contrairement à ce qui s’est fait en Allemagne à la même époque. Elle s’explique en grande partie par les restrictions alimentaires mises en place en France à partir de l’automne 1940. Avec le rationnement, l’apport calorique est très insuffisant pour les internés qui doivent se contenter des rations officielles et ne peuvent suppléer par l’achat de denrées non rationnées (comme les œufs, les légumes et les fruits). Le phénomène du coulage, c’est-à-dire le détournement d’une partie de la nourriture par le personnel de l’établissement, est un facteur aggravant de la famine.
Les idées eugénistes des années 1930
À ce contexte de sous-alimentation s’ajoute l’imprégnation de la société française par les idées eugénistes. En effet, dans les années 1930, le discours ambiant est plutôt à la stigmatisation des "aliénés", comme on les appelle alors. Ils sont considérés comme des "non-valeurs sociales" qui ne produisent aucune richesse et qui coûtent cher à la société. Le radical Édouard Herriot, en 1937, se désole de l’allongement de la durée de vie des "aliénés" :
Un malade qui reste dix ans à l’asile aura coûté à la collectivité environ 80.000 francs, et je suis peut-être en droit de me demander s’il n’y a pas des réserves à faire sur des progrès qui, sans guérir l’aliéné, prolongent sa misérable existence pendant tant d’années.
La même année, un professeur de la faculté de médecine de Lyon s’inquiète de l’ « augmentation du nombre de tarés, des dégénérés, en un mot des déchets sociaux qui, par suite de la suppression artificielle de la sélection naturelle, contribuent à la dégénérescence de la race et deviennent une lourde charge pour la collectivité." Il constate que "les progrès considérables de l’hygiène, associés à la pitié et à la philanthropie, ont permis de récupérer nombre d’incapables, d’améliorer et de conserver les débiles, dont un grand nombre auraient disparu, s’ils avaient été abandonnés à eux-mêmes."
Dès l’application du rationnement, à l’automne 1940, la mortalité des patients augmente brutalement. Les psychiatres, au contact quotidien avec leurs patients, voient les souffrances terribles causées par la faim, souffrances d’autant plus insupportables qu’une bonne partie des patients n’est pas en mesure de comprendre les causes de ces restrictions et ne cessent d’implorer pour obtenir un peu de nourriture. Quelques médecins mettent alors en place dans leurs établissements un certain nombre de mesures pour tenter d’atténuer les effets de la famine : alitement des malades, lutte contre le gaspillage et le coulage, développement d’une activité agricole, demande d’aide aux familles, achat illégal de denrées.
Cependant, ces actions à l’échelle locale ne peuvent suffire. Les souffrances endurées par leurs patients donnent à certains aliénistes le courage de s’opposer à l’eugénisme prôné par les hommes politiques mais aussi par certains médecins considérés comme plus haut placés dans la hiérarchie médicale. Ainsi, dès le début de l’année 1941, ils alertent l’ensemble de la profession médicale et l’État par l’intermédiaire des préfets de régions. Ainsi le docteur Henri Ey, médecin-chef d’un hôpital psychiatrique, écrit dans un rapport du 16 février 1941 :
Les restrictions imposées par les tristes circonstances actuelles ont atteint très durement les malades confiés à mes soins. (…) Je sais qu’il s’agit de malheureux malades dont la valeur sociale et le rendement utilitaire sont si faibles qu’ils constituent pour les collectivités une charge déjà estimée trop lourde en tant habituel et qui peut actuellement paraître excessive et même superflue. (…) En tout état de cause, affligés par un des plus grands maux de l’humanité, ils n’en demeurent pas moins des êtres qui veulent vivre, et nous avons, selon le précepte majeur de notre honneur professionnel, l’impérieux devoir de sauvegarder leur existence, fût-ce jusqu’à l’absurde. C’est donc dans cet esprit que, ému des restrictions dont nos malades souffrent, sans parfois pouvoir s’en plaindre, je me permets de vous faire part de mes vives alarmes.
Un autre médecin écrit :
Si lourdes que soient les charges [que les aliénés] imposent à la société, ce sont des malades capables de souffrir physiquement, en particulier de la faim, comme tout être humain. Nous en avons pour preuve leurs réclamations, et surtout leurs supplications chaque matin à la visite. Il faut d’autant plus les secourir qu’ils ne peuvent rien par eux-mêmes, et qu’ils ne sont pas responsables de la tragique situation où les met un internement qu’ils n’ont pas demandé.
Cette alerte est efficace et le gouvernement publie, le 4 décembre 1942, une circulaire prévoyant l’allocation de suppléments alimentaires à l’ensemble des internés. Grâce à ces dispositions, la famine recule notablement, sans pour autant disparaître tout à fait, en particulier au sein des grands établissements urbains situés dans des zones de pénuries sévères.
Comme l’a écrit Isabelle von Buelzingsloewen, "l’eugénisme diffus au sein de la société a incontestablement contribué au drame de la famine". La survie des aliénés pendant la guerre est due à la détermination d’un groupe de psychiatres qui ont lutté "pour que les aliénés ne soient pas abandonnés à la mort mais que, au contraire, ils soient déclarés prioritaires dans le ravitaillement en raison de leur fragilité et de leur isolement."
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