C’est un drôle de véhicule qui sillonne les routes alsaciennes des environs de Guebwiller, dans le Haut-Rhin. À première vue, rien de particulier : il s’agit d’une simple camionnette estampillée "Ordre de Malte France", avec sa croix de Jérusalem que l’on connaît bien. Pourtant, il suffit d’ouvrir ses deux portes battantes arrière pour constater qu’à l’intérieur se cache presque une caverne d’Ali-Baba. Sans aller jusque-là, elle recèle toutefois une épicerie complète, approvisionnée de toutes les denrées nécessaires pour subvenir aux besoins de personnes seules et isolées. Chaque chose y est à sa place, selon une rigueur presque militaire.
Depuis octobre 2022, une dizaine de bénévoles se mobilise pour faire tourner cette épicerie solidaire itinérante. Basée sur le modèle de l’épicerie de l’Oise, dont les tournées ont démarré en 2015, elle permet de fournir à des foyers en situation de précarité le nécessaire pour se nourrir. Jusqu’à présent, l’aide alimentaire pourvue par l’Ordre de Malte France était surtout déployée à Mulhouse, la grande ville la plus proche, tous les jeudis. Mais pour la zone rurale et ses petits villages reculés où vivent de nombreuses personnes en difficulté financière, rien. "Il y avait un véritable manque", admet Gilles Luque, responsable de l’épicerie. "Nous avons donc entamé une réflexion avec les Restos du cœur pour compenser cette absence d’aide", poursuit cet ancien militaire. C’est avec eux que l’Ordre de Malte France imagine un plan de véhicule adapté, spécialement aménagé pour transporter tout le nécessaire dans les villages concernés, à domicile. Acheté en 2021, grâce à une subvention versée dans le cadre du Plan France Relance, le véhicule utilitaire choisi comporte étagères pour un rayonnage complet, table rabattable et grands réfrigérateurs… Tout a été pensé pour un stockage pratique, fiable et réglementaire des aliments et produits d’hygiène transportés.
Une hausse de la précarité dans les ruralités
Les Restos du cœur et l’Ordre de Malte France se répartissent chacun un secteur du territoire, les tournées débutent. "L’objectif est vraiment de toucher des gens qui sont dans l’impossibilité de se rendre d’eux-mêmes dans des sites d’aide alimentaire. Soit parce qu’ils sont trop âgés, n’ont pas de véhicule ou les moyens de payer l’essence, parce qu’ils sont porteurs de handicap… Les situations sont variées", poursuit Gilles.
Depuis le Covid, la précarité n’a cessé de gagner du terrain, et les campagnes n’échappent pas à la règle. Alors que l'aide alimentaire était distribuée à 5,5 millions de personnes en 2015 en France, ce sont désormais plus de 8 millions qui la sollicitent depuis 2021. "Il est clair que la situation s’est aggravée, apprécie Gilles. On a vu la paupérisation s'accélérer. C’est une misère moins visible que celle des grandes villes car les gens ne sont pas à la rue, ils ont un toit, une voiture, un petit boulot… Mais ils n’arrivent plus à boucler leurs fins de mois ou sont surendettés." Depuis les confinements répétés, beaucoup ont perdu pied. Ceux qui bénéficiaient de cette aide alimentaire étaient autrefois patrons de petites entreprises, à la tête d’un commerce ou d’un restaurant qui a mis la clé sous la porte. Ce sont aussi des retraités qui ont à peine de quoi vivre ou encore des soignants suspendus sans aides… "Sans l’Ordre de Malte France, il est clair que ces gens-là n’avaient rien. Ce sont de grands oubliés qui méritent un soutien."
Ces grands oubliés, ce sont Paul, jeune retraité dont la maigre pension finance essentiellement le loyer ; Marie, maman handicapée et mère de deux enfants en bas âge dont les seules entrées d’argent sont le RSA et l’allocation aux adultes handicapés; Gauthier, dont la rupture avec sa compagne l’a poussé dans les abîmes de la dépression, lui faisant perdre son travail… Enfin, il y a les femmes et mères de famille victimes de violences conjugales : "Nous les prenons en charge au niveau alimentaire en attendant qu’elles retrouvent une stabilité avec leurs enfants", indique Gilles.
Des tournées d’une centaine de kilomètres
Tous les mardis, à 9h30, une équipe de deux bénévoles se réunit à Pfastatt et s'attèle à charger la camionnette. Les denrées sèches (pâtes, riz, farine, confitures, lait, biscuits secs, conserves…) sont stockées sur place dans un local prévu à cet effet. Elles sont récupérées auprès de la Banque Alimentaire du Haut-Rhin sur la base d’une commande mensuelle soigneusement préparée par Gilles. Grâce à des fiches d’orientations préparées par les CCAS (Centre communal d’action sociale), les bénévoles adaptent les quantités prévues pour chaque foyer. Les fruits et légumes, quant à eux, proviennent du maraîcher d’une commune voisine, Buhl, qui les fait livrer auprès de la mairie la veille de la tournée. Puis, c’est le départ : Bergholtz, Buhl, Issenheim, Lautenbach, Soultz… Un coup de téléphone avant de passer, et voilà notre épicerie itinérante lancée sur les routes vallonnées d’Alsace. Elle parcourt ainsi une centaine de kilomètres, de village en village, jusqu’à environ 14 heures.
Entre chaque commune peuvent s’étendre trois à quatre kilomètres, parfois une vingtaine. Une fois au domicile des bénéficiaires, les deux portes de l’épicerie s’ouvrent pour laisser les bénévoles décharger les paniers soigneusement préparés le matin contre une somme symbolique de deux euros, ensuite réinjectés dans le budget de l’Ordre de Malte France pour acheter ce que la Banque Alimentaire n’a pas pu donner.
Ces paniers peuvent ensuite être complétés si des besoins particuliers sont exprimés : brosses à dent, mousse à raser, savons, etc. "On ne repart pas tout de suite. L’idée, avant toute chose, c’est non seulement de venir en aide matériellement mais aussi de créer du lien social. On s’arrête, on discute chez les gens. Parfois, on reste prendre le thé, le café. Le but n’est pas de déposer les colis et de filer", relève Gilles. "On prend le temps. Les gens nous connaissent maintenant, donc le lien s’établit plus facilement."
En une tournée, environ 25 à 30 personnes sont livrées, enfants compris. Mais pour Gilles, ces chiffres sont loin de représenter la réalité, lui qui estime que beaucoup de foyers dans le besoin n’ont pas encore fait les démarches nécessaires. "Il y a beaucoup plus de gens concernés par cette misère, c’est certain. Je pense que les chiffres vont augmenter avec le temps", renchérit-il. Si la pauvreté sévit partout, la ruralité pourrait bien être l’avenir de l’Ordre de Malte.
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