C’est, à vues humaines, l’un des drames les plus atroces et les plus absurdes de l’histoire. Absurde parce que dû à une série de coïncidences et d’imprudences qui auraient pu être évitées ; atroce parce qu’entre 120 et 132 personnes, le chiffre exact des victimes n’a jamais pu être formellement établi, presque toutes des femmes, réunies afin de collecter des fonds pour les œuvres catholiques, sont mortes en quelques minutes brûlées vives sous les regards impuissants de leurs proches et des secours. Cent vingt-cinq ans après, l’incendie du Bazar de la Charité demeure dans les mémoires, emblématique, effrayant, comme l’une de ces grandes catastrophes qui disent quelque chose de leur époque. Ce fait divers horrible a fait couler beaucoup d’encre, entraîné des interprétations plus ou moins malveillantes, franchement odieuses parfois. Les anticléricaux ont beaucoup glosé sur l’événement parce qu’il leur a semblé la démonstration de l’inexistence de Dieu… C’est exactement le message opposé que transmet la chapelle élevée sur les lieux du désastre en mémoire des victimes.
Un vrai sens chrétien de la compassion
Tout a pourtant bien commencé ce 4 mai 1897. Depuis plusieurs années déjà, diverses œuvres caritatives qui s’occupent aussi bien de lever des fonds pour les nécessiteux que de soutenir les vocations ou les missions ont pris l’habitude d’organiser au printemps une grande vente de charité où afflue le tout-Paris. Certains ne voient dans cette initiative qu’une occasion mondaine permettant aux "riches" et aux "aristos" de se donner bonne conscience à peu de frais pour le reste de l’année, et dénoncent comme telle la manifestation. C’est profondément injuste. Certes, les organisateurs appartiennent à la haute société, certes, les "dames d’œuvres", terme un peu péjoratif, portent de grands noms de la noblesse ou de la haute bourgeoisie mais ne voir dans ce Bazar de la Charité qu’hypocrisie ne rend pas compte des engagements, réels, généreux, constants de ces personnes véritablement pieuses, attachées à l’exercice des "œuvres de miséricorde" corporelles et spirituelles. Pour la plupart d’entre elles, le souci des autres et de leurs besoins, s’il culmine lors de la vente de printemps, dure toute l’année, de façon moins publique.
Affaire d’éducation qui se transmet de génération en génération, ce qui explique que beaucoup de ces dames soient accompagnées de leurs filles adolescentes ou de leurs petits-enfants auxquels elles transmettent leur sens chrétien de la compassion. Que l’on tienne l’un des stands ou que l’on vienne en faire le tour et acheter un bibelot, une broderie, un bijou, des images pieuses, le but est le même : gagner de l’argent pour les œuvres caritatives, éducatives ou missionnaires de l’Église. L’on a quatre ou cinq jours pour cela et les allées ne désemplissent pas.
Tous les éléments du désastre
Cette année 1897, la manifestation s’est installée rue Jean-Goujon, dans le VIIIe arrondissement de Paris, un quartier chic mais le bâtiment loué, coincé par derrière entre l’imprimerie du journal La Croix et les cuisines de l’Hôtel du Palais ne fait pas l’unanimité. C’est un grand hangar peu esthétique et mal commode, où l’on pénètre par deux portes à tambour, avec pour seule issue de secours une petite porte de service au fond. Parce que l’endroit est laid, les organisateurs ont voulu l’embellir en le transformant en rue du Paris médiéval. Pour cela, on a fait appel à des décorateurs de théâtre qui ont planté un véritable décor faisant se succéder des échoppes peintes aux noms couleur locale : La truie qui file, Le lion d’or, La tour de Nesle… Derrière les comptoirs s’installeront dames et demoiselles de bonnes familles qui s’y relaieront car c’est un honneur disputé de les tenir. Évidemment, tout cela est fait de bois, de pitchpin, de papier mâché et orné de tissus, gazes, dentelles, mousseline et papier de soie… Pis encore, pour cacher l’affreux plafond du hangar, "la rue" centrale a été entièrement recouverte d’une toile peinte goudronnée qui court sur ses 80 mètres de longueur. Que tout cela est dangereux et contrevient à des normes de sécurité évidentes mais qui n’ont encore jamais été codifiées, personne n’en est conscient.
Enfin, et ce sera l’attraction de la semaine, sous une tente en toile installée dans la petite cour adjacente, on donnera des séances de cinématographe, invention toute récente puisque mise au point à Lyon en 1895 par les frères Lumière dont, justement, on projettera les premiers courts métrages. Personne, à commencer par ses inventeurs, n’imagine d’avenir à cette amélioration amusante de la lanterne magique. Pour faire fonctionner les machines nécessaires aux projections, il faut une lampe à éther, et un stock de ce produit, hautement inflammable, rangé à l’entrée de la tente. Tous les éléments d’un désastre sont en place, mais nul ne s’en rend compte.
Le projectionniste craque une allumette
Vers 4h de l’après-midi, ce 4 mai, le nonce apostolique arrive rue Jean Goujon ; il vient, c’est devenu une coutume, bénir la vente de charité. Pris par d’autres obligations, il ne s’attarde pas. Les organisateurs de la manifestation, respectant le protocole, le raccompagnent à sa voiture, courtoisie qui leur sauvera la vie, mais les empêchera de secourir leurs épouses, filles, sœurs, mères, fiancées ou amies restées à l’intérieur afin d’accueillir les premiers visiteurs, et surtout les premières visiteuses car les Messieurs, retenus par leurs activités professionnelles, arriveront plus tard dans la soirée.
En quelques minutes, le bazar se remplit. 1.200 à 1.500 personnes se promènent et s’extasient sur le bon goût des décorations et des objets en vente. Cette affluence rend vite l’atmosphère suffocante. À son stand, celui des noviciats dominicains, la duchesse d’Alençon, née Sophie-Charlotte de Wittelsbach, duchesse en Bavière, sœur de la reine de Naples et de l’impératrice Élisabeth d’Autriche, la célèbre Sissi, épouse d’un des princes de la Maison d’Orléans, dit à l’une des dames qui l’entourent : "C’est étouffant ici." Saisie d’un mauvais pressentiment, la jeune femme répond : "Oui, si tout cela prenait feu, avec cette foule, ce serait terrible…" Dans la cabine du cinématographe, les premières projections ont eu lieu, très applaudies et il faut recharger la lampe. Le projectionniste va chercher un flacon d’éther, le débouche et, n’y voyant rien, craque une allumette… Aussitôt, l’éther, volatile, s’enflamme et met le feu à la cabine de projection, puis les flammes se propagent à la toile goudronnée qui recouvre tout le bâtiment. Quelques secondes suffisent pour qu’elle brûle sur toute sa longueur.
Les cris d’horreur
Les gens ne paniquent pourtant pas tout de suite. Issus d’un milieu où courage et sang-froid sont des valeurs essentielles, ils se dirigent assez calmement vers les portes donnant sur la rue Jean-Goujon. La duchesse d’Alençon, en vraie princesse qu’elle est, prend spontanément le commandement de l’évacuation et dit : "Les jeunes d’abord, Mesdames, puis nos visiteuses !" et, à quelqu’un qui lui suggère de partir, elle répond, très digne : "Oui, certainement, mais la dernière !" Le pire pourrait encore être évité si, rue Jean-Goujon, les deux portes à tambour ne bloquaient le passage. On ne peut les franchir qu’un par un, ce qui prend un temps fou. Lorsque les gens le comprennent, et voient le feu embraser le hangar, c’est l’épouvante. On se bouscule pour passer, et, faute d’y parvenir, on tombe, on s’écrase, finissant de bloquer complètement les issues principales. C’est la même chose à la petite porte arrière qui laisse passer les fuyards au compte-goutte avant de devenir infranchissable à son tour.
À l’extérieur, les Messieurs qui ont accompagné le nonce, dont le duc d’Alençon, très épris de son épouse, essaient désespérément de forcer ces maudites portes, prêts à se jeter dans le brasier pour en arracher leurs proches. Ni eux ni les pompiers, arrivés très vite sur les lieux du sinistre, n’y parviendront. Il leur faudra rester, impuissants, épouvantés, à regarder brûler le hangar d’où montent les cris d’horreur puis d’indicible souffrance des malheureux piégés à l’intérieur qui n’auront pas eu la chance d’être asphyxiés… Les rescapés devront la vie sauve aux initiatives courageuses des typographes de La Croix et des cuisiniers de l’hôtel voisin qui arracheront les grilles obstruant vasistas ou fenêtres et parviendront à arracher les gens à cet enfer. Encore 250 d’entre eux sont-ils grièvement brûlés ; plusieurs ne survivront pas à leurs blessures.
La plus jeune avait 4 ans
Parmi les victimes, la duchesse d’Alençon dont les derniers instants seront racontés par une survivante, l’une des religieuses qui tenaient le stand avec elle. Lorsqu’elle a compris que toute fuite était vaine, la princesse, étonnamment calme, s’est agenouillée et a invité celles qui l’entouraient à en faire autant, puis elle a commencé la récitation du chapelet. "Oh, Madame, quelle mort !" a dit, épouvantée, l’une des sœurs présentes. Sophie-Charlotte répond :
Oui, mais songez que dans quelques minutes, nous verrons Dieu.
Puis elle prend dans ses bras la jeune vicomtesse de Beauchamp pour la réconforter jusqu’au bout.
Parmi les autres victimes, l’on dénombre parfois des familles entières, telle la comtesse de Valence, brûlée vive avec ses deux filles. Et cinq enfants venus avec leur mère ou leur grand-mère ; la plus jeune, la petite Esther Cuvillier, avait quatre ans. 17 des victimes étaient des adolescentes de moins de 21 ans, âge de la majorité à l’époque ; il faut y ajouter un petit groom de 14 ans, six religieuses, trois de la congrégation des Sœurs aveugles de saint Paul, trois autres des filles de la Charité, les œuvres vincentiennes payant un lourd tribut puisque 13 des victimes étaient des "dames de la charité" qui poursuivaient l’œuvre instaurée par Louise de Marillac. Dans la sidération ambiante, l’on ne saura jamais exactement combien de personnes ont trouvé la mort dans l’incendie. Plusieurs corps carbonisés ne pourront jamais être identifiés ni rendus à leurs familles et seront inhumés au Père Lachaise dans une sépulture collective offerte par la ville de Paris.
Le temps de la polémique
Hélas, à l’émotion collective, au deuil national, à la compassion vont succéder polémiques et commentaires honteux. Parce que l’on n’a relevé que cinq cadavres masculins, en comptant le petit domestique de 14 ans, l’on accusera les hommes de s’être frayés un chemin "à coups de cannes" parmi l’amas de femmes, jeunes filles et enfants terrifiés ; on citera des noms, avant de s’apercevoir que les messieurs mis en cause ne se trouvaient pas à Paris ce 4 mai. Il faudra du temps pour admettre qu’il y avait très peu d’hommes présents et que la plupart avait raccompagné le nonce, du temps aussi pour comprendre que les dames, engoncées dans leurs vêtements longs et serrés, n’avaient pas réussi à sortir.
Le pire sera les commentaires ricanants de la presse anticléricale qui trouvera du dernier drôle que tant d’aristocrates et de bourgeoises soient mortes en travaillant pour un Dieu qui, à l’évidence, ne se souciait pas d’elles et les a laissées brûler vives. La palme de l’ignoble reviendra à Léon Bloy, d’ordinaire mieux inspiré, catholique fervent, lui, qui attribuera à la bénédiction "scandaleuse" du nonce l’origine du drame, car il aurait, en cautionnant au nom de l’Église cette manifestation de fausse et hypocrite piété, attiré sur les coupables la colère divine et les flammes du Saint Esprit. L’admirable est que les familles si douloureusement frappées n’opposeront à ces propos qu’une réponse : l’édification, à l’emplacement du hangar maudit où les leurs ont trouvé une mort atroce, d’une chapelle commémorative, sise au 23 rue Jean-Goujon.
Le dialogue de la souffrance et de la consolation
Œuvre de l’architecte Albert Gilbert, qui sera primé pour sa construction, cet édifice néo-classique, dont la première pierre a été posée le 4 mai 1898, un an jour pour jour après la catastrophe, et qui sera inauguré le 4 mai 1900, prendra le nom de Notre-Dame de Consolation. À son fronton, se lit cette citation de saint Paul :
Ne vous attristez pas comme ceux qui n’ont pas d’espérance.
Tout, ici, sans occulter la mort et son horreur, la replace dans sa véritable dimension, celle de la vie éternelle et de la Résurrection. Autour de l’autel, orné de marbre du Valais, sont figurées ces œuvres de miséricorde auxquelles se consacraient les victimes. Vincent de Paul, Jean de Dieu, Élisabeth de Hongrie et Jeanne de Chantal, apôtres de la charité, y sont représentés. Les vitraux de Notre-Dame de Pitié et de l’Assomption se répondent, dans ce dialogue de la souffrance et de la consolation mais le sommet de cette symbolique est le triomphe des victimes, quasi martyres de la Charité, accueillies au Ciel par le Christ et Vincent de Paul tel qu’il figure au plafond. Parmi les dames qu’illumine la gloire du Paradis se reconnaissent la duchesse d’Alençon, la baronne de Saint-Didier, morte à son stand de l’œuvre des Saints Anges, seule association caritative présente au Bazar de la Charité encore existante, et les religieuses. Le message est clair : "Aux yeux des insensés, ils ont semblé mourir mais leurs âmes sont dans la main de Dieu." L’incendie ne fut pas un châtiment divin et ses victimes reposent en paix "car leurs œuvres les suivent".
Administrée par l’association Mémorial du Bazar de la Charité, regroupant les descendants des familles frappées, et soucieuse de perpétuer l’œuvre caritative de leurs défunts, la chapelle, d’abord confiée aux Sœurs auxiliatrices du Purgatoire, puis, à partir de 1953 à la Mission italienne de Paris, est, depuis 2013, desservie par la Fraternité sacerdotale Saint Pie X. Il est loisible de la visiter, y assister à des conférences ou à la messe annuelle dite pour le repos de l’âme de ceux qui périrent le 4 mai 1897. Le cinéma, tenu pour responsable de la catastrophe, a survécu à la campagne d’opinion qui a suivi l’incendie. Toutes les mesures de sécurité imposées aujourd’hui aux lieux recevant du public sont nées de ce désastre.