Le théâtre d’un drame, quel qu’il soit, est depuis la nuit des temps entouré d’une aura maléfique. Une mort violente, à plus forte raison de nombreuses morts violentes, durant une guerre ou lors d’une catastrophe, devient une souillure en même temps qu’une menace pour la communauté puisque les victimes sont susceptibles de n’avoir pas trouvé le repos éternel, de hanter ce côté de la réalité et de se venger de leur malheur sur les vivants. Toutes les époques, toutes les civilisations connaissent cette peur. Et toutes cherchent un moyen de conjurer ces malédictions. Donner une sépulture, même symbolique, aux trépassés est encore le plus sûr. Les venger, et le leur montrer, en est un autre. Ainsi Auguste fait-il élever sur le forum romain, à l’emplacement de la salle où César, son grand-oncle, a été assassiné aux ides de mars 44, un temple de pierre noire consacré à Mars Ultor, Mars Vengeur, rappelant comment il a châtié les coupables.
Réparer un sacrilège
Le christianisme va changer, au moins en partie, tout cela. S’il ne déracine pas les croyances populaires à propos des morts malfaisants et des fantômes en tous genres, il modifie en profondeur le regard sur l’Au-delà. Les martyrs sans sépulture, et ils sont nombreux, n’en reposent pas moins en Dieu et leur bienveillance envers les vivants est intacte. Et, lorsque la communauté chrétienne a pu récupérer leurs corps, leur élever, après la paix de l’Église en 313, une sépulture grandiose n’est pas un rite propitiatoire mais une façon d’honorer le Christ pour lequel ils sont morts et de lui rendre grâce d’avoir ainsi donné la force à ses témoins.
Mémoire légitime ou rancune qui interdit d’effacer le passé ?
Puisque la mort, même injuste, tragique ou prématurée, ne constitue plus le scandale fondamental et irréparable qu’elle était pour les païens et demeure pour ceux qui n’ont pas la foi, les âges véritablement et profondément chrétiens ne commémorent pas spécialement le souvenir de drames qui s’inscrivent dans le plan divin et contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu en dépit des apparences. Les rares monuments de ce type, dans la France médiévale, ne sont pas commémoratifs, en ce sens qu’ils ne cherchent pas à perpétuer le souvenir d’un événement tragique mais à réparer un sacrilège commis à cette occasion. Lorsque l’un des premiers souverains capétiens fait brûler vive la population d’un village dans l’église, la reconstruction du sanctuaire marque, certes, son regret tardif de ce crime de guerre, mais surtout son désir d’expier l’offense faite à Dieu. De la même logique procèdent les commémorations expiatoires du massacre d’un groupe de religieux inquisiteurs à Avignonet, le sacrilège étant d’avoir porté la main sur des prêtres envoyés par le Pape… Encore la limite est-elle étroite avec le culte des martyrs.
Des sépultures collectives
Il faut attendre, en fait, la disparition de l’unanimité autour des croyances catholiques, avec la crise de la Réforme au XVIe siècle, et des enjeux politiques croissants, pour que ces morts prennent une importance symbolique, rappelant de quelles vilénies le camp adverse est susceptible… Mémoire légitime ou rancune qui interdit d’effacer le passé ? C’est le cœur du débat et les agressions commises l’an dernier à Paris contre des catholiques qui commémoraient sans excès le souvenir des victimes de la Commune rappellent combien les enjeux de mémoire peuvent être douloureux, d’un bord comme de l’autre. L’Église sait bien, pourtant, que s’envoyer des cadavres à la figure et se reprocher, même à bon escient, des crimes véritables n’a jamais rien réglé. Au contraire !
Aussi ne faut-il pas voir les nombreux monuments, qualifiés d’expiatoires, ce qui a évidemment pour effet de mettre en rage ceux qui, à tort ou à raison, se croient visés par l’expiation en question, élevés un peu partout en France après 1814, en souvenir des victimes de la Révolution, comme autant de revendications politiques, encore moins comme des manifestes de haine. Beaucoup, c’est le cas entre autres à Auray, ou aux Brotteaux à Lyon, sont d’abord des sépultures collectives érigées sur des fosses communes selon le désir de familles qui souhaitaient avoir un lieu où se recueillir et prier pour leurs défunts ensevelis là. D’autres, telle la chapelle du Mont-des-Alouettes en Vendée, n’abritant aucun corps, sont des cénotaphes qui récapitulent le martyre d’une région entière où l’on devait venir en pèlerinage pour se souvenir, certes, mais surtout pour prier, demander le pardon des fautes et le salut des pécheurs. La même logique a présidé à la construction de Notre-Dame des Otages à Paris, sur le terrain témoin du martyre des prisonniers de la Commune.
Si les morts ne sont plus…
N’est-ce pas dans ce refus d’admettre la notion de faute et de péché que résident la haine et le rejet suscités par ces monuments, bien modestes pourtant, et souvent sombrés dans l’oubli ? Nombre de ces chapelles n’ont jamais été consacrées, les privant de devenir les signes de miséricorde qu’elles devaient être ; d’autres, très nombreuses, ont été démolies plus ou moins vite, preuve d’une incompréhension de leur rôle, d’une perte de foi en la vie éternelle et en la communion des saints.
Dans nos sociétés de profit, lorsque les familles se sont éteintes, ou qu’elles n’ont plus les moyens ni l’envie d’entretenir ces lieux de culte passés de mode, les chapelles mémorielles sont vouées à la démolition. Y compris lorsqu’elles ne représentent aucun enjeu politique dérangeant. Ainsi en est-il de celles bâties sur les champs de bataille et les charniers de la guerre de 1870, tout simplement parce que ce conflit est sorti de la mémoire collective. Si celle de Loigny existe encore, c’est que les associations des descendants de zouaves pontificaux y veillent. Et il faut toute la piété corse pour que le mémorial des noyés de La Sémillante, transport de troupes fracassé sur les roches des Sanguinaires, tragédie immortalisée par Alphonse Daudet, subsiste encore. Face à une telle amnésie, peut-on garantir longtemps le maintien des nécropoles de la Première Guerre mondiale ? Ou de monuments quasi insignifiants comme la toute petite chapelle du Vercors élevée sur le lieu du crash d’un avion de combat en 1944 ? Au demeurant, les monuments commémoratifs du second conflit mondial, en France du moins, n’ont, qu’il s’agisse de celui de Châteaubriant ou du Mont-Valérien, pas de portée religieuse…
Nous sommes entrés dans la logique désespérante d’une société matérialiste et horizontale pour laquelle les morts ne sont plus.
Nous sommes entrés dans la logique désespérante d’une société matérialiste et horizontale pour laquelle les morts ne sont plus, au sens strict du terme, et dont sont bannis pardon et consolation. En dépit de l’émotion suscitée en leur temps, les grandes catastrophes minières du XXe siècle, l’effroyable incendie d’une discothèque de l’Isère dans les années soixante-dix ou le terrible accident de cars près de Beaune qui, à l’été 1981, a coûté la vie à des dizaines d’enfants partant en colonie de vacances, se résument, dans le meilleur des cas, à une plaque commémorative, parfois dans l’église paroissiale la plus proche.
La nécessité de la prière pour les défunts
Qu’il y a là pourtant un manque flagrant à combler, le démontrent pareillement les tentatives spontanées d’honorer les victimes, à grand renfort de bougies, de fleurs, de peluches, comme après les événements parisiens de novembre 2015, ou les petits autels maladroits, sans signe religieux, qui poussent au bord de nos routes autour de la photo d’une victime d’accident de voiture ou de moto, dont les pauvres fleurs en plastique et les rubans se fanent sous le soleil et les intempéries.
Tout le monde, évidemment, n’a pas les moyens de rendre aux disparus un hommage à la hauteur de la douleur de leurs proches. La chapelle élevée aux Ternes à l’emplacement du cabaret dans lequel le jeune duc d’Orléans rend l’âme, après un accident de voiture stupide ; Notre-Dame de Consolation, construite sur les ruines du Bazar de la Charité ; Notre-Dame des Flammes, démolie dans les années soixante quand le marché immobilier cherchait de nouveaux lotissements, élevée à Meudon près du lieu du premier déraillement de l’histoire ferroviaire, qui faillit mettre un coup d’arrêt au train tant l’opinion fut commotionnée par le sort des voyageurs, enfermés sous un tunnel dans des wagons en bois qui prirent feu…, représentent le deuil, parfois jugé ostentatoire, de gens riches. Ils ont pourtant une autre signification : rappeler la nécessité de la prière pour les défunts. Morts de mort violente, souvent sans avoir le temps de comprendre ce qui leur arrive, de faire un retour sur eux-mêmes et de réclamer le pardon divin, tous ces gens, aux yeux de leurs contemporains croyants, n’ont pas eu une "bonne fin" et leur salut a pu se trouver aventuré. L’idée surprend à l’heure où l’on veut se persuader que nous irons tous au paradis. Elle a le mérite de rappeler que le jugement de Dieu n’est pas à prendre à la légère…
Alors, si vous avez l’occasion de pousser la porte de l’une ou l’autre de ces chapelles, n’y cherchez pas un manifeste politique ni une manifestation de piété d’un autre temps, mais demandez que la lumière éternelle brille sur ceux dont cet endroit perpétue le souvenir.