Avant de chercher à légitimer l’euthanasie et le suicide assisté au nom de la liberté, on a longtemps invoqué un tout autre concept, celui de la dignité, au point que le syntagme "mourir dans la dignité", qui sert d’étendard aux militants pro-euthanasiques a fini, par devenir un synonyme de "mourir euthanasié". On avait alors confondu l’inaltérable dignité de toute personne avec le sentiment subjectif que chacun peut éprouver de sa propre dignité. Les médias, l’opinion, une grande partie de la classe politique ont succombé à cette étrange confusion autour du sens du mot de dignité.
On peut parler ici d’un véritable hold-up sémantique, pourtant dénoncé depuis longtemps, y compris par des militants favorables à l’euthanasie. Je pense, parmi bien d’autres, à André Comte-Sponville, membre du comité de parrainage de l’ADMD (Association pour le Droit de mourir dans la dignité) qui a écrit avec honnêteté intellectuelle : "Ce n’est pas une question de dignité. L’association qui en fait son mot d’ordre principal et son sigle (ADMD) a toute ma sympathie, mais se trompe sur ce point. Si tous les hommes sont égaux en droits et en dignité, cette dernière ne saurait varier selon les circonstances, fussent-elles atroces. En quoi un polyhandicapé ou un grabataire sont-ils moins dignes de respect qu’un valide ? En rien, bien sûr. En quoi leur dignité les protège-t-elle de l’horreur ? En rien non plus. Ce n’est pas une question de dignité, mais de liberté."
Quelle liberté ?
C’est donc cette notion de liberté qu’il convient d’interroger. Elle recèle bien des pièges comme l’a dit Paul Valéry dans un texte célèbre : "La liberté est l’un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu'ils ne parlent ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu'aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre." Et, en effet, il suffit de brandir ce mot de liberté quand on veut susciter des ovations frénétiques. Pour déclencher le "tonnerre" d’applaudissements dont parle Valéry, il a suffi au député Falorni de déclarer à la tribune de l’Assemblée nationale, le 8 avril 2021 : "Notre démocratie a su conquérir, une à une, toutes les libertés. Toutes sauf une. L’ultime. Celle qui nous concerne toutes et tous. C’est-à-dire la liberté de choisir sa mort." Mais qui prend le temps d’y voir clair ? Qui prend le temps de la réflexion, au lieu de céder aux réflexes purement émotionnels ? Comment débusquer les analyses illusoires et résister au déchaînement des acclamations bruyantes et satisfaites d’elles-mêmes ? Est-il certain que le suicide soit une liberté ? Et à supposer qu’il en soit une, ce qui est loin d’être acquis, ne se met-il pas en état d’extrême dépendance à autrui celui qui ne procède pas lui-même à ce suicide ? Ne confisque-t-il pas la liberté de celui qui doit "l’aider activement à mourir" ?
On ne devrait pas banaliser le suicide au nom de la prétendue liberté qu’elle offrirait à ses membres.
Aux évidences simplistes, préférons donc la réflexion tranquille et commençons par un rappel de bon sens. Deux événements bordent nécessairement l’existence des humains comme celle de tous les vivants : la naissance et la mort. Nous ne sommes pas libres de naître ou de ne pas naître, nous ne sommes pas libres de mourir ou de ne pas mourir. On ne choisit pas plus la naissance que la mort : c’est elles qui nous choisissent. Naissance et mort sont les lieux d’une démaîtrise, constitutive de notre condition humaine.
Le suicide n’est pas une ultime liberté
Mais si l’option de l’immortalité terrestre nous est fermée, si on n’est pas libre de refuser "la" mort, du moins peut-on choisir "sa" mort, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles on va mourir et aussi le moment où l’on va mourir. On retrouverait alors un espace de liberté en anticipant sa mort, en refusant qu’elle survienne à son heure. Certes, elle aura le dernier mot, mais en capitulant avant l’échéance, on aura eu le sentiment de l’avoir apprivoisée dans un geste d’ultime liberté. En réalité, en lui rendant les armes prématurément, on n’aura fait qu’avancer son triomphe… Notre liberté apparente d’en finir n’aura été que l’abdication de notre liberté, puisque la mort nous privera définitivement de toute capacité d’initiative, si ténue soit-elle.
Dirions-nous qu’un homme qui, "librement", consentirait à être réduit en esclavage exercerait une authentique liberté au moment où il y renoncerait ? Toute justification du suicide, qu’il soit ou non encadré par une assistance ou par un geste euthanasique, bute sur cette contradiction. Par quel tout de passe-passe, parvient-on à justifier les programmes de prévention du suicide et à proposer ce moyen d’en finir ?
On ne devrait pas banaliser le suicide au nom de la prétendue liberté qu’elle offrirait à ses membres. Comment expliquer, par exemple, que le Code pénal condamne la provocation au suicide (art. 223-13 et 223-14) et que le secours apporté à un suicidaire, non seulement n’est pas puni par la loi, mais est moralement considéré comme vertueux ? Ce n’est pas porter atteinte à la "liberté" du suicidaire que de s’opposer à son geste !
Le refus de plusieurs issues
Pourtant, certains considèrent que le suicide relève d’une sorte de "liberté personnelle", mais dans un sens très délimité parce que, sur cet acte singulier, souvent énigmatique, solitaire et personnel, le droit s’abstient. Pour le droit, le suicide n’est pas une infraction. Cette liberté personnelle concédée par le juriste n’a rien à voir avec l’exercice d’un choix fondé en raison et garanti par le corps social qui en ferait une sorte de droit opposable, comme le sont les libertés d’expression ou de circulation. La liberté personnelle signifie ici exactement ceci : contrairement à la règle de l’Ancien Régime, ni le suicide, ni la tentative de suicide, ne sont considérés comme des violations ou des fautes méritant réprobation mais plutôt comme des malheurs. Le droit se borne à constater une simple possibilité laissée à l’individu. En clair, la loi en se taisant sur le suicide dit seulement qu’il n’est pas interdit, qu’il est une possibilité non répréhensible. Pourrait-on alors parler de liberté, d’ultime liberté ? Ce serait confondre une possibilité factuelle avec un libre choix raisonné où se présenteraient plusieurs options.
La mort donnée par autrui, avec l’assentiment de la loi modifie en profondeur la nature du lien social.
C’est ce qu’avait expliqué le généticien Axel Kahn décédé d’un cancer en juillet 2021. En raison de sa notoriété et aussi de son courage devant sa mort prévisible à court terme, sa situation avait été très médiatisée. Mais on n’a pas cherché à faire connaître sa position sur le suicide. Or, dans son livre intitulé précisément L’Ultime Liberté ? (Plon), il expliquait son opposition résolue au suicide assisté et à l’euthanasie alors que son père très admiré s’était suicidé. Axel Kahn considérait que jamais le suicide, assisté ou non, pouvait résulter d’une ultime liberté. C’est le sens du point d’interrogation qui ponctue son titre : L’Ultime Liberté ? Car disait-il, ceux qui en viennent à commettre ou même simplement à demander cet acte estiment qu’ils n’ont pas d’autre issue. Ils ne voient pas pourquoi et comment ils pourraient continuer leur existence. Ils ne sont donc pas libres, mais prisonniers de la manière dont ils perçoivent leur situation présente. Récusant l’idée que le suicide fût une ultime liberté, Axel Kahn a pu conclure : "À l’évidence, l’ultime liberté se situe presque toujours au-delà de la liberté, c’est-à-dire s’exerce lorsqu’on a cessé d’être libre" (L’Ultime Liberté ?, p. 26).
L’assistance au suicide et l’euthanasie
Si le suicide n’est pas une authentique liberté, mais une simple possibilité, on imagine mal comment on peut prétendre, sans risque grave, encadrer et donc légaliser son assistance, ce que pourtant certains pays, certes aujourd’hui très minoritaires, ont cru devoir faire. La mort donnée par autrui, avec l’assentiment de la loi modifie en profondeur la nature du lien social. Je n’entrerai pas ici dans la différence pourtant importante entre l’euthanasie et le suicide assisté. L’euthanasie, on le sait, est le geste par lequel un soignant, en violation du Serment d’Hippocrate, met fin aux jours de son patient, à certaines conditions.
Le suicide assisté est la mise à disposition d’un produit létal que le suicidaire ingurgitera lui-même. La différence est de taille, puisque dans le premier cas, la mort est instantanée, alors que dans le second, la personne a la possibilité de se raviser en n’absorbant pas le poison, ce qui se produit d’ailleurs parfois. Mais cette différence ne doit pas occulter que c’est bien la même logique qui est à l’œuvre dans l’euthanasie et le suicide assisté : un tiers approuve la volonté d’autrui de mettre un terme à sa vie délibérément, valide sa décision et participe plus ou moins activement à sa mise en œuvre.
On est là dans une tout autre configuration que celle du suicide qui se passe dans l’espace privé, où l’individu décide le plus souvent solitairement, de mettre fin à ses jours, choisissant le moyen qui lui convient. Dans le cas du suicide assisté ou de l’euthanasie, il ne s’agit plus de ce que les juristes peuvent encore appeler une "liberté" personnelle (avec les réserves qu’on a signalées sur l’usage de cette drôle de liberté), mais d’une "offre" faite par la société à chacun de ses membres. Car tel est bien le message : choisissez votre mort, choisissez de mourir, c’est un acte de liberté ! On habillera, dans un premier temps, ce message de restrictions, de vérifications de votre demande, puis on fera sauter, l’un après l’autre les garde-fous de la première mouture de la loi, selon une dynamique dont les pays ayant franchi la ligne rouge montrent déjà l’exemple. Dans la panoplie des accompagnements proposés aux personnes vulnérables, il y aura une option parmi toutes les autres : la suppression légale de l’existence. Et chacun sera sommé de s’interroger sur cette solution…
Une rupture colossale
On vous "aidera" à mourir, selon un doux euphémisme qui évitera de parler crûment d’euthanasie et de suicide assisté, comme on peut le voir dans la rédaction des propositions de loi que les parlementaires déposent régulièrement sur le bureau de l’Assemblée nationale. Autrement dit, puisque la loi vous autorise à formuler cette demande, un tiers, c’est-à-dire, quelqu’un, une personne, mandatée par le corps social pourra y répondre. Ce sera un soignant, qui fera le geste létal ou qui signera une ordonnance prescrivant le poison mortel. Mais qui est-il ce tiers pour manifester ainsi sa toute-puissance sur la vie d’autrui ? Où est sa propre liberté s’il ne fait que répondre à l’injonction qui lui est adressée ? Il n’est plus le partenaire d’une relation, l’associé dans la lutte contre la souffrance, mais un prestataire de service qui aura renoncé à la grandeur difficile de son office, à sa liberté de soigner jusqu’au bout son patient.
Il s’agit là d’une rupture colossale dans l’éthique immémoriale du soin dont les effets ne sont pas perceptibles immédiatement parce que ce renoncement se sera paré du vêtement de la compassion et du respect de l’apparente liberté d’autrui. Mais il aura ainsi masqué l’abandon de l’alliance thérapeutique, qui ne sera plus la rencontre entre deux libertés, mais l’abdication de deux libertés, celle du patient qui renonce à la sienne, celle du soignant qui se soumet à la volonté d’autosuppression d’autrui, oublieux, rappelons-le encore, de son serment d’Hippocrate.
Extrait d’une intervention donnée à l’Université de la vie d’Alliance Vita.