Il pleut à verse depuis l’aube, ce 27 janvier 1794 à Angers. Cela n’arrête pas la foule qui, comme chaque jour, se presse place du Ralliement afin d’assister au grand spectacle de la guillotine. L’instrument de supplice est arrivé dans l’Ouest insurgé avec les représentants du peuple en mission et il constitue encore une nouveauté amusante, même si beaucoup de gens se plaignent que "cela aille trop vite" et regrettent la corde et la roue, supplices nettement moins expéditifs. Depuis que les députés Hentz et Francastel sont arrivés en Maine-et-Loire, le "rasoir national" fonctionne à un rythme soutenu et l’on envoie à l’échafaud, au terme d’un "procès" plus qu’expéditif au verdict écrit d’avance, tous ceux jugés ennemis de la République et des idéaux révolutionnaires et cela fait du monde … Prêtres insermentés qui ont refusé la constitution civile du clergé et préféré la clandestinité à l’exil, pour ne pas abandonner leur troupeau, combattants de l’insurrection vendéenne faits prisonniers lors de la déroute de Savenay, le 23 décembre précédent, mais aussi de nombreux civils, femmes et enfants compris, s’entassent dans les prisons surchargées de la ville, comme dans toutes celles de l’Ouest. Il faut vider les geôles au plus vite, pour faire de la place aux nouveaux arrivants, et pour lutter contre le typhus qui, des cachots, risque de se répandre partout.
Elle enlève son manteau
Ce midi du 27 janvier, les curieux sont nombreux au pied de l’échafaud. Il y a là les vrais amateurs de ce genre de réjouissances, "les lécheurs de guillotine", et les partisans fanatiques de la Révolution, heureux du châtiment de ses opposants, mais aussi des proches des victimes de la fournée, venus les accompagner en leurs derniers instants, des prêtres clandestins désireux d’accorder une ultime absolution aux condamnés, des catholiques fervents, venus voir comment meurent des martyrs pour en conserver l’exemple.
À quelle catégorie appartient la pauvresse qui se tient non loin de l’échafaud, grelottant de froid en cet hiver humide et glacial, vêtue de vieilles loques qui ne la garantissent pas de la pluie battante ? La condamnée qui marche avec d’autres à la mort ne se pose pas la question, ne s’interroge pas sur les motivations de cette spectatrice de son supplice ni sur ses opinions. Elle ne voit que sa misère et ses frissons. S’arrêtant devant elle, elle enlève calmement son manteau, et, avec un sourire, le pose sur les épaules de l’inconnue, dans un geste de compassion inattendu, puis, sans un mot, elle marche à la guillotine. Depuis qu’elle s’est dépouillée de son vêtement, chacun peut voir que la femme, désobéissant aux lois qui en interdisent le port, est revêtue d’un habit religieux, celui des bénédictines de Notre-Dame du Calvaire, qu’elle a refusé la veille de quitter, bien que le tribunal l’ait exigé, lui laissant entrevoir sa clémence si elle renonçait à ses vœux. Certains, dans la foule, la reconnaissent peut-être, qu’ils l’aient connue dans le monde ou ensuite. La condamnée se nomme Rosalie Marie Catherine du Verdier de La Sorinière, ou, en religion, Sœur Rosalie Céleste.
Apostolat clandestin
Née à La Sorinière en Chemillé, non loin d’Angers, le 12 août 1745, entrée au couvent en 1763, Rosalie aurait dû avoir une vie sans histoire, consacrée entièrement à Dieu. Après une dizaine d’années passées dans la maison de son ordre à Orléans, entre 1780 et 1790, afin d’assister deux très vieilles religieuses, les dernières de la communauté, et tenter de les éloigner du jansénisme, elle a regagné Angers précisément au moment où la Révolution s’est faite persécutrice. Le 28 septembre 1790, les bénédictines de Notre-Dame du Calvaire ont été, comme tant d’autres, expulsées de leur couvent et réexpédiées dans la vie civile. Sœur Rosalie Céleste s’est alors réfugiée chez sa belle-sœur. Celle-ci, veuve, vit à Longon en compagnie de ses deux filles célibataires, Catherine, 36 ans, et Marie-Louise, 29. Dès lors, les quatre femmes ont vécu ensemble, de façon presque monastique, ne recevant que des prêtres réfractaires, les aidant dans leur apostolat clandestin, ainsi que quelques gentilshommes du voisinage qui, en mars 1793, rejoindront l’insurrection vendéenne.
Le 12, les quatre femmes sont arrêtées, sous l’accusation, triplement passible de la peine de mort, d’avoir "assisté à la messe des réfractaires, caché des prêtres, caché des nobles". Elles ne s’abaisseront pas même à nier.
Les dames de La Sorinière ne s’en mêleront pas, sinon quelques jours à l’automne 1793, quand, pour fuir l’avancée des armées républicaines, elles chercheront brièvement abri auprès de l’armée catholique et royale, avant de rentrer chez elles, ne voulant pas la suivre sur l’autre rive de la Loire. La maison est assez isolée pour qu’elles se croient en sécurité. C’est compter sans l’envie et la méchanceté. Pour se dédouaner aux yeux des autorités, un paysan des environs, qui s’est battu un temps dans les rangs vendéens, les dénoncent le 10 janvier au comité révolutionnaire de Cholet, les accusant de royalisme. Le 12, les quatre femmes sont arrêtées, sous l’accusation, triplement passible de la peine de mort, d’avoir "assisté à la messe des réfractaires, caché des prêtres, caché des nobles". Elles ne s’abaisseront pas même à nier.
Incurable contre-révolutionnaire
À la question : "Que penses-tu de la Révolution ?", Sœur Rosalie Céleste répond, sincère : "Je la vois avec peine, car je voudrais que la paix régnât dans le royaume." De toute évidence, il s’agit d’une incurable contrerévolutionnaire et qui se revendique telle. Le 23 janvier, elle est transférée avec sa belle-sœur et ses nièces à Angers, pour comparaître devant le tribunal révolutionnaire. Le 26, Mme de La Sorinière monte à l’échafaud. Le tour de Rosalie viendra le lendemain, Catherine et Marie-Louise suivront… Les quatre dames de La Sorinière ont été béatifiées, avec quatre-vingt-quinze autres martyrs guillotinés à Angers ou fusillés à Avrillé, le 19 février 1984.