Il n’est pas indécent de se demander à quel besoin répondent les repentances qui se multiplient ces temps-ci dans l’Église. Ces aveux de culpabilité confortent ses contempteurs et détracteurs. Ils occultent le bien que l’Église a fait et continue de faire. Et ils obligent celles et ceux qui gardent la foi à se reconnaître atteints, même si, dans ces affaires, ils n’ont rien à se reprocher, que ce soit "en pensée, en parole, par action ou par omission" ! N’y aurait-il donc là qu’une complaisance masochiste dont il vaudrait mieux s’abstenir, sachant que la Vérité est aussi imperméable aux reniements et trahisons qu’à l’hostilité et à l’indifférence ?
Après le temps des excommunications
Reconnaissons-le : l’idée que les graves erreurs de quelques-uns affectent toute l’Église, de sorte que celle-ci ne peut s’en remettre qu’à la miséricorde divine, ne s’est développée qu’à la fin du XXe siècle. Comment on s’en tirait jusque-là ? Eh bien ! les fautifs étaient excommuniés, soit qu’ils s’excluent d’eux-mêmes en faisant sécession, soit par suite du jugement d’un tribunal ecclésiastique, et ce verdict pouvait toujours être révisé. C’est ce qui s’est produit lors du second procès de Jeanne d’Arc en 1456, 25 ans après sa condamnation et son exécution. Nul n’a parlé alors de contrition ni de pardon à demander, et la Pucelle ne sera déclarée sainte que 450 ans plus tard, dans un tout autre contexte.
La conscience qu’une multiplicité routinière de lâchetés individuelles a un impact sur l’ensemble du corps ecclésial apparaît quand des chrétiens qui entendent rester dans l’Église et assurent même la servir avec zèle ont des comportements où l’Évangile se trouve défiguré. C’est ce qui arrive au XXe siècle lorsque, dans des pays pauvres, sans qu’il y ait d’hérésie ou de schisme formel, des catholiques soutiennent des régimes oppressifs. Le Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) est ainsi amené à dénoncer en 1968 à Medellin (Colombie), sous l’égide de Paul VI présent, l’indifférence à une misère de masse due aux inégalités. Même chose en 1979 à Puebla (Mexique), où le jeune Jean Paul II parle de "structures de péché".
"Solidarité dans le mal"
Le pape polonais précise un peu plus tard ce qu’il entend par là, dans l’exhortation Réconciliation et Pénitence, où il tire les conclusions du synode des évêques de 1983, consacré au sacrement de la Miséricorde. Il explique longuement (au n. 16) que des situations d’injustice certainement évitable sont dues à une accumulation d’égoïsmes et d’aveuglements. Ceux-ci ne contrarient pas seulement le partage des dons de Dieu (aussi bien spirituels dans la charité que tangibles dans la création), ils inversent aussi cette dynamique en établissant une "solidarité dans le mal" qui est comme le symétrique négatif de la communion des saints.
Jean Paul II enfonce le clou dans ses encycliques Solicitudo rei socialis en 1987 (n. 36 et 37) et Centesimus annus en 1991 (n. 41). Cette dernière sort au moment où s’effondre le communisme qui tirait parti des inégalités pour tenter d’imposer son totalitarisme comme remède. Il n’y a donc plus d’alibi pour tolérer la répression d’aspirations légitimes à l’égalité dans la dignité. Sans doute n’est-ce pas un hasard si, l’année suivante, le Pape prend trois initiatives qui vont conduire à parler de "repentances" — sans qu’il utilise jamais le mot, pourtant pas si mal choisi dans la mesure où il se distingue du repentir pénitentiel.
Le tournant de 1992
En février 1992, au cours d’un voyage au Sénégal, Jean Paul II se rend sur l’île de Gorée, au large de Dakar, lieu symbolique de la traite négrière. Et il stigmatise la participation de baptisés à ce "honteux commerce", qu’il qualifie de "péché de l’homme contre l’homme, péché de l’homme contre Dieu. […] De ce sanctuaire africain de la douleur noire, nous implorons le pardon du ciel". En octobre, recevant de l’Académie pontificale des Sciences le rapport qu’il lui a demandé sur l’affaire Galilée, il reconnaît que le savant, "croyant sincère, s’est montré plus perspicace que ses adversaires théologiens", incapables de "s’interroger sur leurs propres critères d’interprétation de l’Écriture", comme pourtant les y "obligeait la science nouvelle, avec ses méthodes et la liberté de recherche qu’elles supposent".
Le Grand Jubilé de l’an 2000 donne donc lieu à une "purification de la mémoire", avec la volonté de ne rien occulter ni du passé, ni à l’avenir.
Entretemps, au cours de l’été, le Pape, alerté par le cardinal Lustiger, a fait arrêter la procédure de béatification d’Isabelle la Catholique. L’idée était d’honorer une ardente propagatrice de la foi, 500 ans après la découverte en son nom par Christophe Colomb d’un "Nouveau Monde" bientôt évangélisé et l’achèvement de la Reconquista de l’Espagne sur les musulmans. Mais cette même année, elle avait signé un décret ordonnant l’expulsion de tous les Israélites refusant le baptême, ce qui demeure un traumatisme ancré dans la mémoire juive (et est par exemple encore mentionné dans Reste un peu, le film de Gad Elmaleh).
Le grand bilan de l’an 2000
On a déjà là les trois domaines dans lesquels l’Église a depuis reconnu des infidélités qui lui nuisent : tolérance de l’injustice et de l’oppression, opposition d’une foi trop étroite et rigide à la liberté de recherche et de pensée, mépris du judaïsme où le christianisme a pourtant sa source toujours vive. En 1994, à l’approche de l’an 2000, le Pape demande expressément que "l’Église prenne en charge […] le péché de ses enfants, dans le souvenir de toutes [pas d’exception commode, donc] les circonstances dans lesquelles, au cours de son histoire, ils se sont éloignés de l’esprit du Christ et de son Évangile" (Tertio millenio adveniente, n. 33).
Le Grand Jubilé de l’an 2000 donne donc lieu à une "purification de la mémoire", avec la volonté de ne rien occulter ni du passé, ni à l’avenir. Jean Paul II en dresse lui-même le bilan l’année suivante : "Des rencontres scientifiques nous ont aidé à identifier les aspects où l’esprit évangélique, au cours des deux premiers millénaires, n’a pas toujours brillé." Il rappelle "l’émouvante liturgie du 12 mars 2000 où, dans la basilique Saint-Pierre, fixant mon regard sur le Crucifié, je me suis fait moi-même l’interprète de l’Église, demandant pardon pour le péché de tous ses fils" (Novo millenio ineunte, n. 6). Il cite aussi (n. 13) le billet qu’il glisse à Jérusalem dans le Mur des Lamentations et où il est demandé à Dieu son pardon pour les souffrances infligées aux Juifs, ses enfants.
"En agonie jusqu’à la fin des temps"
Les révélations, qui se sont multipliées depuis une vingtaine d’années, d’abus sexuels dans l’Église n’ont fait qu’ouvrir un quatrième domaine où, incontestablement, pour reprendre les termes exacts de Tertio millenio adveniente (n. 33), est "présenté au monde, non point le témoignage d’une vie inspirée par les valeurs de la foi, mais le spectacle de façons de penser et d’agir qui [sont] de véritables formes de contre-témoignage et de scandale". La repentance que doit inspirer ce type jusque-là sous-estimé de mal n’est pas différente des autres.
Il ne s’agit pas du tout de se repentir du mal fait par d’autres dans le vain espoir de se recrédibiliser, mais de se rappeler la parole du Christ : "Ce que vous faites aux plus petits, c’est à moi que vous le faites" (Mt 25, 40). C’est pourquoi l’Église, qui (comme le répète saint Paul) est son Corps, souffre. Et cette douleur ne peut qu’être ressentie par tous les membres du Corps qui savent que, comme l’a perçu Blaise Pascal, Jésus ressuscité reste "en agonie jusqu’à la fin des temps". La repentance n’est sans doute rien d’autre que le partage de cette agonie partout où, jusqu’à son retour, le Christ est oublié, trahi et défiguré parce qu’on se l’approprie et l’utilise au lieu de de s’associer à son don de lui-même.