L’actualité fait parfois bien les choses. Des événements très différents s’avèrent entrer en rapport et, à partir de là, éveiller la mémoire et ouvrir des perspectives. En l’occurrence, un rapprochement s’impose presque entre la mort de la reine d’Angleterre, le lancement d’un débat national en France sur l’euthanasie et la sortie du film japonais Plan 75. Tout cela réveille les souvenirs d’une histoire américaine d’anticipation, portée au cinéma et censée se dérouler en 2022, ainsi que la lecture d’auteurs anglais, et appelle quelques réflexions.
Lutter contre le vieillissement
La reine Elisabeth II s’est éteinte presque centenaire. On a trouvé admirable la constance avec laquelle, très affaiblie et sans plus rien à espérer ici-bas, elle a dignement tenu sa place jusqu’au bout, recevant même une nouvelle Première ministre quelques heures avant de rendre l’âme. Cette "fin de vie" a été unanimement saluée comme exemplaire, voire inspirante. Un tel affectueux respect prend à rebours la morale soi-disant humanitaire qui assure qu’il vaut mieux décider d’en finir quand l’âge pèse au point qu’on devient un fardeau aussi bien pour les autres que pour soi-même. C’est exactement cette "philosophie" qui est poussée à ses conséquences extrêmes dans le film Plan 75 de la réalisatrice Chie Hayakawa.
Le personnage principal est une octogénaire qui perd son emploi de femme de ménage grâce auquel elle survivait sans être à charge et voit son pauvre logement promis à la démolition. Elle envisage donc de souscrire à ce "plan".
Il y est imaginé qu’au Japon le "parlement a voté la loi dite “Plan 75”, qui accorde à tout citoyen le droit à l’euthanasie pour lutter contre le vieillissement de la population". Le personnage principal est une octogénaire qui perd son emploi de femme de ménage grâce auquel elle survivait sans être à charge et voit son pauvre logement promis à la démolition. Elle envisage donc de souscrire à ce "plan". Elle rencontre l’employée chargée de l’accueil, puis le jeune cadre qui s’efforce — délicatement ! — de la convaincre et lui explique qu’elle pourra dépenser à sa guise une allocation de 100.000 yens (700 €) — moins les frais d’incinération —, et encore une jeune Philippine chargée de l’assister et qui travaille pour payer l’opération dont a besoin sa petite fille (on fait appel à des immigrés pour ce boulot ingrat).
Charlton Heston et Aldous Huxley
C’est un film sans rebondissements ni effets spéciaux. On découvre sans dramatisation, détail après détail, les dimensions et la portée du "Plan 75", dans une société où tout semble normal et tout le monde est très poli et très gentil. C’est en net contraste avec Soleil vert, "dystopie" (roman de sombre anticipation) de 1966, dont a été tiré en 1973 un film avec Charlton Heston en vedette : dans un New York de 2022 (justement !) accablé par le réchauffement climatique (déjà), le manque d’eau et de nourriture conduit à se débarrasser à la pelleteuse des indésirables (dont les manifestants protestataires), et leurs cadavres servent à fabriquer des aliments, puisque l’agriculture ne produit plus assez. Or on apprend que, dans Plan 75, l’incinération est offerte si l’on opte pour la formule collective, moins coûteuse qu’à l’unité, sans compter qu’en quantité suffisante, les restes humains sont recyclables.
À ce point, on se rappelle Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (dès 1932). Tous les humains, fabriquées en laboratoire en fonction de besoins technico-économiques planifiés, y savent très tôt qu’avant de subir (et infliger à la société) les inconvénients du vieillissement, ils seront liquidés proprement et en douceur. Dûment conditionnés, ils sont heureux de savoir que la déchéance due à l’âge leur sera épargnée et de "profiter" de la vie en attendant. Ils sont même fiers et joyeux à l’idée de demeurer "utiles à la communauté" après leur disparition, puisque leurs dépouilles serviront à la confection d’engrais.
P.D. James et George Orwell
L’euthanasie est ici banalisée au point d’être acceptée, voire désirée. Que cela ne soit pas naturel mais dû à un certain nombre de conditionnements est le ressort de l’intrigue du Meilleur des mondes, et apparaît encore dans un autre roman : Les Fils de l’homme, de P.D. James, auteur de « polars », saluée comme le successeur d’Agatha Christie. Elle dépeint en 1992 dans cette "dystopie" située en 2021 (c’est déjà passé !), un monde où un mal mystérieux fait que plus aucun enfant ne naît. Les survivants s’organisent et, pour que les moins âgés ne gaspillent pas leurs forces, on élimine subrepticement les plus vieux. Si la plupart approuvent ou se résignent, certains regimbent de façon pathétique mais vaine. Cette histoire fait apparaître le lien entre l’idéologie molle sans horizon, l’effondrement démographique (pédagogiquement porté ici à son comble) et l’extermination des vieillards.
Mais c’est un autre roman qui illustre le mieux comment un système totalitaire — qu’il soit franchement ou hypocritement oppressif — pousse à demander à mourir : il s’agit du fameux 1984 de George Orwell (1949). Le dictateur Big Brother (qui n’existe peut-être pas, ou plus) a transformé l’Occident en un gigantesque goulag. Le héros a cru que le régime ne pouvait pas imposer que 2 + 2 = 5 (ou 3, ou n’importe quoi, selon les besoins politiques de l’heure) et que la pureté de la vérité subsistait dans son amour pour la femme qui partageait son rejet du mensonge. Il finit par se réjouir d’être bientôt discrètement exécuté.
Jean Paul II et C.S. Lewis
Non que la mort soit pour lui une délivrance après avoir été brisé et détruit par une série de tortures, de trahisons et de lavages de cerveau. Devenu inoffensif, il a même été relâché. Mais il consent à être presque négligemment abattu à l’improviste, comme il a vu le faire à d’autres dans sa situation, parce qu’enfin, alors que n’existe plus pour lui aucune réalité où ancrer son être en profondeur, il aime Big Brother qui est tout ce à quoi il peut se raccrocher.
C’est une éloquente illustration de ce qu’on appelle (non sans équivoque) le nihilisme et de ce que saint Jean-Paul II a plus clairement dénoncé comme une "culture de mort" aux JMJ de Denver en 1993, puis dans Evangelium vitæ en 1995. On peut aussi penser à L’Abolition de l’homme de C.S. Lewis, professeur de littérature à Oxford, connu comme apologète chrétien et célèbre pour ses Chroniques de Narnia. Dans cet essai de 1943, il analysait les dangers pour l’humanité de la technocratie qui manipule non seulement le physique, mais encore le mental et l’affectif en balayant les normes morales universelles. Les individus ainsi façonnés ne sont plus vraiment humains, mais des zombies ballottés entre un "bien" et un "mal" sans cesse redéfinis et sans réalité objective.
L’actualité durable
L’actualité, c’est-à-dire ce qui est significatif au moment présent et mérite qu’on s’y intéresse, n’est donc pas limitée aux événements répercutés à l’envi par les médias. Certaines œuvres d’art ou de littérature gardent une pertinence durable et toujours immédiate, que les télescopages de nouveautés et de sensationnel peuvent aider à redécouvrir. Parmi tous ces messages écrits ou en images, il y a, les inspirant souvent, même sans qu’on s’en aperçoive, la Parole de Dieu. Elle parle très bien de la "fin de vie" : Abraham et Isaac (Gn 25, 8 et 35, 29), David (1 Ch 29, 28) et Job (Jb 42, 17) meurent, est-il raconté, "rassasiés de jours". Cela ne veut pas dire qu’ils estimaient avoir vécu plus qu’assez longtemps, mais qu’ils ont rempli jusqu’au bout la mission dont ils avaient reçu la vocation — comme tout un chacun.