Il paraît que l’Église va mal, puisque certains de ses enfants et amis, des thérapeutes plus ou moins professionnels et compétents, et même des curieux se pressent à son chevet, avec chacun son diagnostic et sa préconisation de remède. Les traitements de choc, potions magiques et autres panacées proposées se situent principalement dans deux domaines : le pouvoir et le sexe. Les deux sont liés, bien sûr : il s’agit d’un côté de donner davantage de place non seulement aux non-prêtres, mais encore aux femmes, et de l’autre de s’interroger sur la domination d’un clergé masculin et célibataire et plus généralement sur les préceptes qui confinent la sexualité dans le mariage indissoluble entre un homme et une femme.
Des idées chrétiennes dans le monde
Reste sans doute d’abord à s’intéresser à la patiente elle-même : l’Église, qui en a vu bien d’autres. Ensuite, comme les pathologies peuvent ou bien s’attraper, ou bien survenir sans transmission, il reste à démêler dans quelles proportions son état actuel est attribuable à son environnement, et est dû par ailleurs à une crise purement interne. Autrement dit, la maladie est-elle infectieuse (venue de l’extérieur par des microbes ou virus culturels), ou cancéreuse, voire génétique (en raison de dysfonctionnements entropiques, sans cause importée) ?
Il est clair que l’Église ne vit pas dans une bulle. Ses membres sont dans le monde et même appelés à s’y investir. C’est pourquoi ils en subissent l’influence, et y apportent aussi des avancées. Il arrive même que les contributions inspirées par la foi soient appropriées en dehors d’elle et que les croyants aient quelque mal à les reconnaître. C’est exemplairement le cas des principes républicains : "Liberté, égalité, fraternité", dont Jean-Paul II a pu affirmer en 1980 au Bourget qu’ "au fond, ce sont là des idées chrétiennes".
Des idées du monde dans l’Église
Les catholiques ont tardé à se rallier à la démocratie. Le pape Léon XIII a dû les y inciter en 1892. Ils avaient quelques excuses : la Terreur avait vite pris le pas sur les Droits de l’homme et, cent ans après, l’anticléricalisme redevenait virulent. Il y a là d’intéressantes leçons à tirer. Une première est que le magistère peut être plus lucide que la majorité des fidèles. Une deuxième est que les idéaux chrétiens coupés de leur source peuvent être déformés et même retournés en oppression. Un troisième enseignement est que les modes de gestion des affaires profanes, même s’ils découlent indirectement certaines des exigences de l’Évangile, ne sont pas à reproduire aveuglément dans la vie de l’Église.
Ce qu’on appelle le Progrès (sécurité, instruction, libre information) a développé chez les bénéficiaires l’esprit critique et l’autonomie.
Quand on voit les antagonismes qui sévissent dans le champ du politique, on n’a pas envie de voir les communautés, les paroisses, les diocèses et les institutions ecclésiales nationales devenir le théâtre d’affrontements semblables, avec des activistes qui s’acharnent à monopoliser la parole et à réduire leurs rivaux au silence. Le gouvernement d’un parti majoritaire n’est pas forcément meilleur que celui d’un souverain. En se démocratisant, l’Église commettrait une erreur symétrique mais analogue à celle qui a consisté non seulement à estimer que, puisque "tout pouvoir est reçu d’en-haut" (Jn 19, 11), la monarchie est le régime le plus conforme à sa foi, mais encore à se structurer elle-même sur ce modèle à tous ses échelons, en concevant ses pasteurs plus ou moins comme des princes.
Pouvoirs d’en-haut et d’en-bas
Bien entendu, le pouvoir dans les communautés chrétiennes ne saurait être autocratique. D’abord, il s’exerce dans le cadre apostolique de la succession (pour les évêques) et des délégations (pour les prêtres et diacres), et "apôtre" signifie "envoyé". C’est en ce sens précis et concret — sacramentel même — que l’autorité ecclésiale est "reçue d’en-haut", car le christianisme n’est pas la religion naturelle où l’homme se tourne vers Dieu : c’est à l’inverse Dieu qui vient à lui le premier par ses messagers. Ensuite et surtout, ce pouvoir n’est pas du tout domination, et au contraire service. Jésus est on ne peut plus net : "Celui qui veut être le premier doit se faire le dernier de tous et le serviteur de tous" (Mc 9, 35).
Ce qu’on appelle le Progrès (sécurité, instruction, libre information) a développé chez les bénéficiaires l’esprit critique et l’autonomie. De sorte que, comme l’a fort bien vu Emmanuel Sieyès, abbé révolutionnaire puis bonapartiste : "Si tout pouvoir vient d’en-haut, la confiance vient d’en-bas" et est désormais indispensable. La foi qui insiste sur la dignité de la personne humaine aimée de Dieu (même si elle ne vote pas !) ne peut désavouer cette nécessité d’un consentement le plus large possible. Mais elle ne peut pas ignorer que le pouvoir ainsi établi (et provisoirement !) n’est pas plus infaillible que la monarchie absolue, et que la démocratie peut être manipulée et devenir elle aussi tyrannique en piétinant les droits des plus faibles.
L’anticléricalisme ne vaut pas mieux que le cléricalisme
Il en résulte que les chrétiens doivent se garder de transposer dans leurs communautés le modèle socio-politique qui prévaut dans leur environnement, qu’il soit féodal ou républicain. Cela veut dire que tout engagement actif — d’abord (et pas seulement !) celui des prêtres — doit être exercé — et perçu — comme un service et une désappropriation de soi et de ses envies. Et, dans le contexte actuel, il en découle que la synodalité n’est pas un système démocratique de gouvernement de l’Église — l’initiative vient d’ailleurs de la hiérarchie : du pape ! —, mais requiert simplement la participation effective de tous les baptisés à sa vie et à sa mission.
Bien des tabous sont abolis, mais il en résulte pas mal de confusion.
Le cléricalisme infantilisant et l’anticléricalisme contestataire sont ainsi des affections séculières contre lesquelles les chrétiens ne sont pas immunisés. Mais lorsque l’un des deux se proclame plus authentiquement chrétien que l’autre, la maladie s’aggrave et s’avère endogène, parce que l’environnement ne fait qu’exacerber une réception trop partielle et sélective de l’Évangile, lequel ne justifie ni le mandarinat ni basisme anarchique et libertaire.
C’est la société, et pas l’Église, qui est obsédée par le sexe
C’est un peu la même chose en ce qui concerne le sexe. Là aussi, l’Église est perméable aux évolutions de la société. On n’a sans doute jamais autant parlé de sexe que de nos jours dans les pays "riches". Bien des tabous sont abolis, mais il en résulte pas mal de confusion. On assure que tout cela est naturel, et on prend des pilules stimulantes, contraceptives ou abortives. On soutient que c’est même irrésistible au point que la continence serait malsaine, et on honnit les prédateurs. D’autre part, si l’on raisonne, là encore, en termes de pouvoir pour lequel s’affrontent les deux moitiés de l’humanité, on n’a guère de chance d’arriver à l’égalité et l’harmonie entre les sexes, tandis que l’accueil empressé de la bi- et de l’homo-sexualité ainsi que de "trans-genres" complique passablement la situation sur le champ de bataille.
Dans un tel climat, il n’est surprenant ni qu’on entende réclamer l’abolition du célibat sacerdotal et l’ordination de femmes, ni que l’Église résiste. Il faut d’abord relever que, contrairement à l’idée reçue, le christianisme n’est pas obsédé par le sexe. Celui-ci n’a manifestement aucun rôle dans le péché originel : la domination de l’homme sur la femme en est un des effets et non la cause (Gn 3, 16). Et ce n’est vraiment pas au centre de l’enseignement de Jésus qui, en la matière, se montre occasionnellement à la fois réaliste, intransigeant et miséricordieux . C’est sans doute ce sur quoi il faudra revenir — ce sera la prochaine fois — pour ne pas évaluer les options de l’Église selon des critères exclusivement sociologiques ou d’image publicitaire de marque.