Pour prolonger la réflexion sur la crise de l’Église, on peut reprendre une des nouveautés signalées du XXe siècle dans son histoire : l’invention de la spiritualité. L’expression peut surprendre, car il y a toujours eu, dans le christianisme, dans d’autres religions et même sans institutions cultuelles, une vie spirituelle, c’est-à-dire des expériences intérieures de relations avec des réalités non immédiatement sensibles. Bien sûr — sauf qu’on n’utilisait pas ce mot-là. Il est donc intéressant d’examiner pourquoi et comment on s’est mis à parler de spiritualité comme si ça allait de soi et ce que cela a changé.
Universalité du « spirituel »
Dans son célèbre dictionnaire, composé autour de 1870, Émile Littré ne recense pas moins de 28 acceptions de "esprit". L’adjectif "spirituel" qui en dérive est donc équivoque, et la désinence -ité, qui en fait un substantif abstrait, n’éclaire pas grand-chose. La spiritualité est alors en gros tout ce qui est "vécu" sans être physique ni animal, mais n’est pas purement intellectuel et comporte des dimensions affectives. C’est une réaction au matérialisme apparu avec les Lumières. Dans la philosophie française à partir du XIXe siècle, on trouve un "spiritualisme" (pas vraiment chrétien pour autant), dont les figures (Ravaisson, Lachelier, Boutroux, Bergson, Lavelle…) sont éclipsées par les Allemands Hegel, Marx, Nietzsche…
Bref, la sécularisation ne signifie pas du tout que le christianisme se trouverait affronté uniquement à un athéisme niant toute transcendance, mais qu’il perd en Occident le monopole du "spirituel". Nombre d’agnostiques et même d’anticléricaux reconnaissent que "l’esprit" fait partie de la grandeur de l’homme. C’est un mot qui les gêne moins qu’ "âme", parce que l’immortalité attribuée à celle-ci leur paraît douteuse. Mais c’est aussi l’époque où apparaissent et se développent la psychologie, la psychiatrie et bientôt la psychanalyse. En littérature, le romantisme a promu le culte du "moi", et Kandinsky en 1912 n’hésite pas à parler du "spirituel dans l’art" — même moderne et abstrait.
La spiritualité est à la religion ce qu’est la culture dans les civilisations
Au niveau sociologique, l’introspection et l’individualisme sont favorisés par le "progrès" qui améliore la sécurité jusqu’au confort et procure instruction et loisirs. Le "vécu" intérieur personnel peut du coup s’épanouir et permet une religiosité sans culte organisé ni allégeance formelle. Un peu de la même manière que la spiritualité se démarque de la religion, simultanément (et ce n’est sans doute pas un hasard), la culture (un mot peu utilisé jusqu’alors en ce sens-là) se décale par rapport à la civilisation, pour désigner l’ensemble des phénomènes humains (pensée, arts, valeurs morales) que l’héritage génétique ne suffit pas à expliquer et dont les institutions ne sont que les produits.
La foi chrétienne est bien sûr affectée, car que ce que l’on appelle désormais couramment la spiritualité ne lui est pas du tout étranger. Jésus lui-même ne cache pas ses sentiments. Saint Paul non plus. Saint Augustin s’autoanalyse avec virtuosité. Le monachisme répond à un besoin de rapport personnel intense avec Dieu. Cette relation se laïcise et se féminise même à la fin du Moyen Âge, avec la devotio moderna. Les deux siècles qui suivent la Réforme protestante voient en réponse une éclosion de la mystique : en Espagne avec saint Ignace de Loyola et le Carmel rénové de saint Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, puis chez nous avec ce qui sera baptisé l’ "École française" (oratoriens, sulpiciens, eudistes...).
En contrepoint de la crise moderniste et de l’anticléricalisme
Le problème est qu’en France surtout, en bonne part sous l’influence de l’austérité du jansénisme dégénéré, on se méfie des exaltations mystiques, du spirituel pur — à savoir la familiarité surnaturelle avec le mystère de Dieu. On y soupçonne des tentations diaboliques ou des dérives pathologiques. On préfère comme plus sûre la discipline sacramentelle et doctrinale, mise en œuvre dans des dévotions formelles qui, en retour, la confortent et incitent au respect des lois morales. La piété consiste en offices liturgiques, récitations et lectures de prières, méditations (à l’aide d’objets comme le chapelet et d’images), pèlerinages, neuvaines, retraites, etc. Ces pratiques sont proprement ascétiques, car en grec askésis signifie exercice, entraînement, préparation, ce qui ne se limite évidemment pas à des privations et pénitences.
La pastorale (qui n’a pas encore ce nom-là) tend alors à séparer nettement l’ascèse (pour tout le monde) et la mystique (réservée à de rares bénéficiaires de grâces exceptionnelles). Cependant, l’avènement de la spiritualité dans l’Église, concomitant à celui de la culture dans la civilisation, ébranle cette distinction. Les indices en sont deux succès populaires, immédiats et durables, en contrepoint de la crise moderniste et de la dénonciation du Concordat en 1905 : l’Histoire d’une âme — celle de la "petite Thérèse" (de Lisieux) —, publiée en 1898, un an seulement après mort, et en 1921, juste après la Grande Guerre, la première vie de Charles de Foucauld, due au romancier et académicien René Bazin, qui fait de l’officier noceur devenu "ermite au Sahara" un autre modèle inspirant d’intense relation personnelle avec le Christ.
Ascèse et mystique
Le catholicisme a ainsi été, au long du XXe siècle, de plus en plus intérieurement "vécu" et affaire de choix privé, tandis que l’ascèse, au sens premier et large du terme, était déclarée ne plus suffire. Elle sert désormais à exprimer des sentiments et, au mieux, à les entretenir. Et si elle ne s’y prête pas, si quoi que ce soit déplaît dans l’Église, on se passe de ces astreintes. L’ennui est que, si l’ascèse n’est plus première, ce n’est pas vraiment la mystique qui prend la place. Certes, ce n’est heureusement plus la peur de l’enfer qui motive l’assiduité aux exercices de piété. Mais l’amour, légitimement reconnu central et décisif, ne manque pas d’équivoques : il porte davantage, semble-t-il, à un altruisme assaisonné d’introspection qu’à la contemplation et au partage du mystère de Dieu glorifié par son abaissement.
Le défi du XXIe siècle pourrait ainsi être de prendre conscience qu’ascèse et mystique sont chrétiennement indissociables. La volonté ne se tourne pas vers Dieu sans y avoir été inspirée par l’Esprit saint — mais pas toujours directement, car il agit aussi à travers quantité de témoins : dans la famille, le milieu, l’Église... L’ascèse a donc une source mystique. Et la mystique est foncièrement ascétique, car la participation à la vie divine ne va pas sans obscurités et dépouillements, la Croix de Jésus n’étant que la transposition paroxystique et libératrice au sein de l’humanité de l’abandon total et confiant entre le Fils éternel, son Père et l’Esprit qui les unit et unit à eux. Si l’ascèse est pour tous, la mystique aussi !
Par-delà le savoir et le ressenti
Tout cela ne veut pas dire que ce que l’on ressent (ou pas) n’a aucune importance, mais qu’il se passe bien plus qu’on ne sait et éprouve dans la pratique sacramentelle et toutes les formes de prière et de partage des biens spirituels. Ce ne sont pas des moyens, mais déjà des anticipations, des avant-goûts ou, comme le dit saint Paul, des "arrhes" (2 Co 1, 22 et 5, 5) de la fin imméritée. C’est une spiritualité étrangère aux fumeuses spéculations aussi bien qu’aux vains affects. Elle n’anime pas seulement une religion, mais peut aussi imprégner toutes les cultures et engendrer de nouvelles civilisations. C’est pourquoi elle a de l’avenir.