Le président de la République, usé dans l’opinion avant d’avoir réellement commencé son second mandat, se trouve sous la menace de ne pas disposer à l’Assemblée nationale de la majorité absolue qui lui permettrait de gouverner en paix, comme il l’a fait à sa guise depuis cinq ans avec le résultat que l’on sait. Dans un discours inopiné sur un tarmac d’aéroport, il s’est présenté comme le chef du parti de l’ordre. Il en a appelé à l’intérêt supérieur de la Nation dans un discours d’apparence martiale : donnez-moi ma majorité, demandait-t-il. Aidez-moi à cumuler les pouvoirs. Aidez-moi à faire ce que je veux. Nous avons besoin d’une majorité solide. Moi ou le chaos. Etc.
L’instabilité ministérielle
Sommes-nous obligés de le croire ? Nullement. Certes, nombre d’observateurs tiennent que les institutions de la Ve République supposent, pour bien fonctionner, l’existence d’une majorité absolue à l'Assemblée nationale capable de soutenir le gouvernement. On appelle cela : le "fait majoritaire". Le mode de scrutin y contribue, mais aussi l’élan politique que peut donner un président. Pour autant, le fait majoritaire n’est pas indissociable de la logique de nos institutions. Ceux qui l’affirment prennent un raccourci qui est aussi un contresens. La Constitution de 1958 n’implique nulle part que l’Assemblée dispose d’une majorité solide. Tout au contraire, elle a été conçue pour permettre au gouvernement de travailler sans disposer d’une majorité à la chambre basse : c’est ce qu’on désignait en 1958 sous le nom de "parlementarisme rationalisé", système qui, selon Michel Debré, serait "la dernière chance du régime parlementaire en France".
Une majorité relative à l’Assemblée (...) permettrait de rendre de la vigueur à un débat parlementaire aujourd’hui moribond et d’enseigner au chef de l’État l’art difficile de respecter les minoritaires et de trouver des compromis.
L’ennemi à combattre à l’époque n’était pas l’absence de majorité, mais l’instabilité ministérielle. Ce n’est pas la même chose. L’instabilité avait paralysé la IVe République et, avant elle, la IIIe, laissant l’image d’un psychodrame politicien permanent inévitablement achevé en catastrophe. Les outils du "parlementarisme rationalisé" mis en place dans la Constitution de 1958 avaient pour objectif de rendre difficile, juridiquement et politiquement, la mise en œuvre de la responsabilité ministérielle dans le cas où le gouvernement ne disposerait pas d’une majorité absolue au Parlement. Il s’agissait par exemple de l’article 49-3 qui permet l’adoption d’un texte sans vote, ou de l’article 34 qui limitait le domaine de la loi, ou encore la possibilité pour le gouvernement de légiférer par ordonnances ou encore de l’outil de la dissolution automatique dans certains cas de motion de censure. Le système a prouvé son efficacité : en 1958, le gouvernement Debré ne disposait que du soutien de 198 députés UNR sur 551 et il a réussi à gouverner dans la durée. Il a conduit à bien de puissantes réformes. De même en 1988, le gouvernement Rocard ne disposait que du soutien de 275 députés socialistes sur un total de 577 et ne se trouva pas paralysé.
L’intérêt d’une majorité seulement relative
Le fait majoritaire a été offert aux autres gouvernements comme par surcroît. Les outils du parlementarisme rationalisé sont toujours là, pour l’essentiel, en dépit des révisions constitutionnelles qui ont pu les ébrécher. Un gouvernement doué de savoir-faire peut fort bien agir avec une majorité relative. Et un gouvernement soutenu par une majorité massive et docile peut fort bien sombrer dans les pièges de l’instabilité ministérielle, comme l’a illustré le début du mandat Macron avec, par exemple, trois ministres de l’Intérieur en trois ans. Donc, nul n’est tenu de céder au chantage d’un "intérêt supérieur de la Nation" qui imposerait de fournir systématiquement au président de la République une majorité à sa main. Une majorité relative à l’Assemblée n’aurait pas que des inconvénients : elle permettrait de rendre de la vigueur à un débat parlementaire aujourd’hui moribond et d’enseigner au chef de l’État l’art difficile de respecter les minoritaires et de trouver des compromis. Elle éviterait des malentendus entre le peuple et la caste dirigeante. Elle pourrait donner aussi à la droite modérée l’occasion de retrouver un rôle, comme charnière, et de peser sur les décisions stratégiques qui nous attendent. Elle rajeunirait la vieille politique, honnie de l’actuel président, mais qui avait ses vertus.
Soyons libres de notre vote. Chacun peut trouver mille raisons de voter pour ou contre tel ou tel candidat, mais ne nous laissons pas intimider par l’argument d’autorité : le fait majoritaire ne se décrète pas.