Recevant son prix Nobel de littérature en 1960, le poète Saint-John Perse fit tout de suite une mise au point. Plus que lui-même, c’était l’art dont il maintenait la tradition vivante qui devait être honoré : « J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer. » Remplacez la poésie par le théâtre et vous avez sans doute le résumé des soixante-quinze ans de scène de Michel Bouquet. Devant les grands auteurs, devant les personnages inépuisables qu’ils avaient inventés, l’essentiel tenait pour Bouquet en deux mots : apprendre et s’effacer.
Apprendre à s’effacer, aussi. Michel Bouquet ne visa jamais rien d’autre et il savait que cet effacement est un très long travail, qui ne supporte aucun relâchement. Sans doute appliquait-il aux textes les conseils du laboureur à ses enfants, dans sa fable de La Fontaine préférée : « Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place/ Où la main ne passe et repasse. » Aussi se voyait-il avant tout comme un artisan, un besogneux, depuis le jour où il était entré au Conservatoire national supérieur d’art dramatique juste derrière Gérard Philipe, dont il admirait l’étonnante facilité pour « coller à toutes les circonstances ».
Deux cents fois la même réplique
D’abord travailler. L’art de l’acteur était pour Michel Bouquet une incessante et infatigable mise en bouche des mots des autres, anciens comme modernes : Molière, Anouilh, Ionesco, Beckett, Harold Pinter. Pour dire à peu près correctement les phrases de ses maîtres, il pouvait lire tout seul deux cents fois les répliques à haute voix, sûr que leurs secrets ne se livraient jamais aux premiers moments. C’est pourquoi il n’hésitait pas à refuser des rôles, quand le délai d’imprégnation lui semblait trop court. L’accélération de toute chose, qui gagnait même le monde du théâtre, lui paraissait une menace terrible :
Lui qui affirmait tranquillement avoir attendu la deux centième représentation du Malade imaginaire pour remarquer « la folie de la dernière réplique d’Argan » revendiquait une maturation du rôle, incompatible avec la course à rentabilité : « Les artistes, actuellement, doivent être constamment consommables. Pour ne pas être immédiatement jetables. Mais croyez-vous donc qu’à mon âge, on puisse être constamment consommable ? »
Ne voir que l’autre
Du travail et du temps, donc. Beaucoup de travail et beaucoup de temps pour s’effacer, pour rendre son corps et sa voix disponibles à la visite du personnage, dont on répète inlassablement chaque jour les mots. L’objectif est au fond de réussir à disparaître, pour permettre l’apparition provisoire d’un autre en vous : « Voilà pourquoi je suis horrifié s’il reste un peu de Michel Bouquet sur le plateau, pendant la représentation. Si on repère encore sa lèvre mince, sa voix, ou sa manière de se tenir droit. Mais si je parviens à me faire oublier et qu’on ne me voit plus, qu’on ne voit que l’autre, le personnage, alors ça, c’est beau. »
On comprend qu’il ait comparé le théâtre à une religion et que Fabrice Luchini qualifie même son aîné de « mystique » de la scène. Bouquet parle des grands personnages comme Jean-Baptiste parle du Christ : il faut qu’ils croissent et que je diminue. Chaque fois que le comédien est encombré de lui-même, il empêche l’avènement. Au contraire, celui qui reconnaît son impuissance face au personnage, au point de « le prier et le supplier », a une chance que le miracle advienne : le personnage « prendra enfin pitié et viendra à votre rencontre, descendra en vous. »
Une école de vérité
Ce n’est pas un hasard si Bouquet emprunte ses comparaisons à la foi de son enfance : « Redire, redire, redire, redire, redire, redire jusqu’à ce que ça devienne comme Notre Père et Je vous salue Marie. » Les paroles de Molière deviennent pour l’acteur comme les oraisons jaculatoires du moine. Élevé par sa mère dans la foi catholique et dans l’amour du théâtre, Bouquet trouva finalement plus de vérité sur scène, se réjouissant que la cruauté des grands auteurs ignorent les pincettes infantilisantes :
Vieille rivalité entre la scène et l’autel, unis à l’origine avant les querelles fraternelles. Autodidacte d’une immense exigence avec lui-même, Bouquet croit plus à la « cruauté salutaire » des vérités qui font d’abord mal qu’à la pommade complice qui empêche d’avancer : « Mon Dieu, bénie soit la vérité qui m’est tombée sur la tête. » Comme comédien et comme homme, sa méfiance va à « tout ce qui s’épaule sur le bien-être, sur le lénifiant, sur le laxisme, sur les pansements. » Une phrase comme : « Oh, oui, vous êtes bien malheureux... » lui semble « très perfide et finalement assez dégoûtante ». Bien sûr, en cherchant mieux, Bouquet aurait sûrement pu trouver aussi dans les églises des paroles de vérité qui mettent en garde contre l’apitoiement nombriliste, mais c’est un autre sujet.
« Allo, ici Ionesco ! »
Le théâtre auquel il a voué sa vie refuse donc les consolations trompeuses autant que les approximations paresseuses. Il disait ne pas comprendre qu’on puisse aimer les loisirs, parce que « le travail est une chose divine ». Celui qui a joué plus de huit cents fois Le Roi se meurt n’est pas du genre à fuir le tragique de l’existence dans le divertissement. Difficile de ne pas penser à l’ultime didascalie de la pièce de Ionesco : « Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans une sorte de brume. » Art de l’éphémère, le théâtre est aussi un art de la résurrection ; les personnages morts reviennent sur scène le lendemain et recommencent à parler. Parfois, l’union du deuil et du jeu déborde même de la scène par l’anecdote biographique. En tournée avec Le Roi se meurt, Bouquet et sa femme Juliette apprennent la mort de Ionesco, mais continuent de jouer sa pièce : « C’était un moyen de le garder vivant que de dire ses mots ; nous en étions tous conscients en l’interprétant. » De retour à Paris quelques jours plus tard, Bouquet écoute son répondeur : « Et tout à coup j’entends : “Allô ! Ici Ionesco, comment va votre maman ?” C’était du Ionesco, encore, ce dernier appel. »
La voix de Ionesco post mortem s’associait fugitivement à ses personnages, qui continuent à hanter la scène. La Roi sombre dans la brume chaque soir, mais se retrouve en pleine lumière le lendemain. Est-ce réservé aux créatures inventées par les grands auteurs ? Les comédiens qu’ils viennent parfois visiter ne laissent-ils aucune trace, dans leur choix de l’effacement ? Le malade imaginaire de Molière, le roi Bérenger Ier de Ionesco, le Pozzo de Beckett, le Charles VII et le Bitos d’Anouilh pardonneront sans doute aux spectateurs de ne pas être horrifiés à l’idée qu’ « il reste un peu de Michel Bouquet sur le plateau ». Peut-être aurait-il préféré, lui, que l’on pense avant tout à la survie du personnage, descendant un jour dans un autre acteur qui aura pris le temps de le supplier. Le mot de la fin, une fin de partie seulement, serait alors « Le Roi est mort, vive le Roi », à moins qu’il ne faille se contenter d’un hommage à l’effacement du comédien : « Bouquet est mort, vive le théâtre ! »
Pratique