Pourquoi tout cela sonne-t-il si faux ? Dimanche soir, 10 avril, après avoir énuméré lentement les noms de tous ses adversaires du premier tour, Emmanuel Macron demandait à ses auditeurs enamourés de les applaudir "toutes et tous", "parce que, depuis le début et depuis toujours, nous défendons des convictions avec force, mais en respectant chacune et chacun". Sans doute bien des adversaires du président sortant auraient-ils espéré moins de respect déclaré, mais plus d’affrontements face à face. En assurant lui-même la claque de ses rivaux, le président-candidat entend sans doute se poser en juge suprême de la vertu citoyenne, rôle aussi avantageux qu’usurpé. En réalité, il prend surtout les allures d’un animateur de jeu télévisé, remerciant tous les candidats malheureux d’avoir participé. Emmanuel Macron se voit en roi de dénouement cornélien ; il est plutôt un Jacques Martin d’école des fans de la démocratie. On doute qu’il fasse applaudir Marine Le Pen au soir du second tour et, avouons-le, nous préférerions qu’il s’abstînt.
L’espace autorisé
Après les applaudissements, adressés tant à Philippe Poutou qu’à Éric Zemmour, viennent les attaques contre l’adversaire qui reste, celle qu’on ne peut ni nommer ni applaudir. Le "nous tous" devient "ce n’est pas nous", dans une longue litanie de ce qui est censé définir "l’extrême droite". On constate la reprise inversée à peine voilée des "c’est nous" par lesquels Éric Zemmour concluait tous ses discours à l’unisson de ses partisans. "Nous tous", dit le slogan macronien, mais sans les méchants, affirme tout le reste. L’inclusion qui exclut est une spécialité de notre temps, en politique comme en écriture. C’est ici un "nous" sans les autres, un sectarisme du vivre-ensemble : il tend la main pour faire entrer dans le cercle ou dans la ronde enfantine, mais après avoir tracé tout seul les limites exactes de l’espace autorisé.
En additionnant les scores de Reconquête, de la France insoumise et du Rassemblement national, on en vient à affirmer que la moitié des électeurs serait "extérieur au périmètre républicain".
Où est le problème ? dira-t-on. Il est logique de rassembler en s’opposant à un adversaire commun. Sans doute, mais si vous définissez le rival uniquement comme un "extrémiste", il faudrait avoir l’honnêteté d’admettre que le cadre que vous utilisez n’est plus celui d’une démocratie faite d’alternances supposées profitables. Nous voilà hélas partis pour quinze jours d’usage purement incantatoire de l’expression "extrême droite". Parlant de ceux qui allaient le rejoindre sans avoir voté pour lui, Emmanuel Macron a donné le la : "Je veux saluer ici leur clarté à l’égard de l’extrême droite et pour faire barrage à l’extrême droite." On ne sait si Brigitte Macron relit les discours de son mari, mais il est probable qu’elle jugerait la répétition maladroite dans une copie de Lettres. L’essentiel est que le mot soit martelé, après trois mois où il a servi en boucle pour Éric Zemmour, accolé à l’inévitable "polémiste".
Ajustements idéologiques
Chez ceux qui pensent avoir pour mission de sauver la République, il serait temps de remarquer la contradiction judicieusement relevée par Mathieu Bock-Coté, à qui nous devons probablement le meilleur commentaire des résultats. En additionnant les scores de Reconquête, de la France insoumise et du Rassemblement national, on en vient à affirmer que la moitié des électeurs serait "extérieur au périmètre républicain". Cela soulève une question dont on serait avisé de ne pas faire l’économie : la République est-elle assiégée par près de la moitié des Français ? Tout cela pourrait n’être qu’un phénomène passager de la rhétorique électorale. Le problème est que beaucoup semblent avoir tout intérêt à ne jamais sortir de la fausse alternative entre républicains et extrémistes, pipée à l’instant même où on en emprunte les termes.
Pour les partisans du cordon sanitaire, certes, la frontière de l’extrémisme de gauche souffre quelques ajustements. Jean-Luc Mélechon, par exemple, devient évidemment parfaitement fréquentable dès le soir du premier tour. De façon frappante, le journal Le Monde, en appelant, au nom d’une énième "responsabilité historique", à barrer la route à l’extrême droite, a jugé nécessaire de "désextrémiser" La France insoumise lundi matin. Le directeur du quotidien évoque un vote mélenchonien "débordant largement du noyau radical des "insoumis". Quand Marine Le Pen obtient 23% des voix, il va de soi que cela signifie qu’un quart des Français sont fascistes, mais quand Jean-Luc Mélenchon obtient 21%, cela prouve que ses idées ne sont pas vraiment extrêmes. Il faut croire que l’arithmétique tolère quelques ajustements idéologiques. Infréquentable avant le premier tour, républicain admirable après : tel est le Jean-Luc Mélenchon que Macron fait applaudir pour son "barrage à l’extrême droite".
Exigence morale contre arguments politiques
À l’égard de Marine Le Pen, la logique est plutôt inverse. On fait mine de la juger acceptable jusqu’au soir du premier tour, surtout si Éric Zemmour la remplace dans le rôle de l’éternel péril fasciste des éternelles années trente. Entre les deux tours, en revanche, on se souvient opportunément que la peste brune est à nos portes à cause de la fille de Jean-Marie. Michel Onfray le remarquait déjà à propos de 2017. Il a suffi à Emmanuel Macron d’aller à Oradour-sur-Glane pour adresser le message subliminal qui lui assure tranquillement la victoire : si je ne suis pas élu, vous aurez Hitler.
La politique pourrait bien être une fois de plus la grande absente de la période, remplacée par une lutte se drapant exclusivement dans la certitude d’être dans le camp du Bien.
En 2002, Philippe Muray riait avec brio des "anti-Le Pen-Prides" qui avaient envahi toutes les rues de France. En 2017, bien des tribunes, jurant que la fille cachée d’Hitler avait déjà un pied sur les marches de l’Élysée, commençaient d’ailleurs par un rappel des maquis urbains fantasmés de 2002. Les héros de la résistance antinazie de 2002 étaient devenus des anciens combattants. On peut s’attendre à quelques nouveaux morceaux de bravoure médiatiques dans les jours qui viennent. La politique pourrait bien être une fois de plus la grande absente de la période, remplacée par une lutte se drapant exclusivement dans la certitude d’être dans le camp du Bien. Le barrage à l’extrême droite s’appuiera sur une exigence morale et non sur des arguments politiques. La tyrannie compassionnelle étendra encore son monopole du cœur, tandis que la démocratie supposée progressera vers son idéal de moins en moins voilé : le parti unique.
Réconcilier sans exclure
Ces propos font-ils la part trop belle à Marine Le Pen, sous prétexte de dénoncer l’emprise médiatique du camp du Bien, allié objectif de la Macronie ? Non, car nous suivons aussi la juste remarque de Mathieu Bock-Coté sur la fâcheuse tendance de la candidate du Rassemblement national à parler comme si la France et la Nation ne désignaient que son propre camp, en excluant ainsi ses adversaires. C’est pourquoi la fine pointe de l’analyse de Bock-Coté se trouve sans doute dans cette question : comment des personnalités politiques peuvent-elles sérieusement appeler à la réconciliation du pays en excluant par avance la moitié de leur peuple ? Emmanuel Macron sera-t-il capable d’autre chose que d’un moralisme du cordon sanitaire, étendant à la présidentielle la méthode utilisée face au coronavirus et désignant comme néo-nazi tous ceux qui sont à droite de Valérie Pécresse ? Marine Le Pen admettra-t-elle qu’elle n’est pas propriétaire de la patrie ? On peut en douter, mais c’est à ce prix que les deux candidats pourront parler de rassemblement ou de réconciliation sans faire trembler, sourire ou bailler.