Peu utilisée, souvent mal comprise, l’expression de « loi naturelle » ne fait pas partie de notre vocabulaire courant. Mais l’unité du genre humain, la dignité de la personne humaine et une éthique universelle plus que jamais requise par la mondialisation ne peuvent être fondées sans référence à cette loi naturelle, transcendant les cultures, les époques et les religions. L’expression « loi naturelle », reconnaissons-le, est non dépourvue d’ambiguïté. Pour notre mentalité scientifique et technicienne, elle évoque spontanément des lois comme la loi de gravitation ou la loi de l’évolution, c’est-à-dire des lois physiques et biologiques qui nous donnent accès à une certaine intelligence du monde matériel. Mais il est clair que ces lois naturelles, ou plutôt ces lois de la nature, ne sont pas des lois au sens moral du terme, qui seul nous intéresse ici.
« À la recherche d’une éthique universelle »
Récemment, en 2009, la Commission Théologique Internationale (un organisme romain regroupant des théologiens de différents pays) a produit un document important sur la loi naturelle. Il est symptomatique que l’expression « loi naturelle » n’apparaisse pas dans le titre (« À la recherche d’une éthique universelle »), et seulement dans le sous-titre (« Nouveau regard sur la loi naturelle »). Par cette formule, « éthique universelle », on comprend mieux les enjeux de la loi naturelle et on évite de la confondre avec les lois de la nature. Par exemple, est-ce que les droits de l’homme, si importants dans nos démocraties occidentales, concernent tous les régimes politiques et toutes les cultures ? Ou bien ne s’agit-il que de l’expression de notre particularisme, de notre histoire marquée par ces trois pôles que furent Athènes, Rome et Jérusalem ? On peut penser à d’autres thèmes qui devraient trouver une inscription dans le droit international ou national : l’égalité homme-femme, les critères de la guerre juste, l’évasion fiscale, l’euthanasie, la torture, la peine de mort, etc. Il s’agit de questions complexes, mais l’on pressent, même sans une réflexion approfondie, qu’elles mettent en jeu quelque chose qui transcende toute culture particulière, quelque chose d’universel, quelque chose qui engage l’humanité en tant que telle et pas simplement l’humanité des Français, des Anglais ou des Allemands. On pourra donc diverger sur le contenu de cette éthique universelle, mais il semble difficile de nier qu’une telle éthique existe et soit nécessaire à l’humanité. Cela reviendrait à nier que l’être humain soit, en raison de sa nature humaine, un être moral, interpellé par des exigences éthiques indépendantes de sa culture, de son époque, de sa religion, etc. Pour l’essentiel, « éthique universelle » et « loi naturelle » peuvent être prises pour équivalentes. Si la première expression est plus accessible à nos mentalités contemporaines, la seconde a une longue histoire philosophique et théologique, de sorte qu’il est difficile de s’en passer. Le tout est de bien l’expliquer.
La loi de la Cité, expression de l’humanité de l’homme
L’histoire du concept de « loi naturelle » commence dans le monde grec antique. La loi de la Cité, le nomos, est la norme fondatrice de la civilisation. Elle permet à l’homme de dépasser l’animalité pour vivre dans des sociétés rationnellement organisées. Le nomos est la loi de la cité. Cette loi est extrêmement prestigieuse car elle organise la vie sociale, publique, politique des êtres humains. Grâce au nomos, l’homme est véritablement homme. Rappelons-nous en effet la définition qu’Aristote (384-322 av. J.-C.) donne de l’homme : zoon politikon, « animal politique » (Politique I, 2). Or il n’y a pas de polis sans nomos, pas de Cité sans loi. A contrario un être sans loi, un anomos, serait réduit à un état infra-humain.
Le dilemme d’Antigone : loi écrite et loi non écrite
Est-ce à dire que tout l’être humain serait comme absorbé par le politique ? Que l’horizon de la Cité bornerait en quelque manière tous les dynamismes et questionnements de l’homme ? N’y a-t-il pas des cas de figure où une obligation morale entrerait en conflit avec la volonté du législateur humain, volonté déposée dans les lois écrites de la Cité ? C’est ce que thématise la tragédie grecque, dont les intrigues tournent souvent autour du conflit des devoirs. Ainsi, l’Antigone de Sophocle (495-406). Les deux frères d’Antigone, Étéocle et Polynice, se sont affrontés pour le pouvoir et se sont entretués. Polynice, le rebelle, est condamné à rester sans sépulture et être brûlé sur le bûcher. Mais, pour satisfaire aux devoirs de la piété envers son frère, Antigone se rebelle contre l’interdiction de sépulture portée par le roi Créon : « Je ne pense pas, lance-t-elle à son oncle, que tes décrets soient assez forts pour que, toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux. Elles n’existent pas d’aujourd’hui, ni d’hier, mais de toujours ; personne ne sait quand elles sont apparues. » Antigone sait que l’homme doit obéir au nomos de sa Cité, mais elle a compris qu’il était en outre soumis à un nomos plus originel, une loi éternelle, immuable et non écrite, bref, une loi divine.
Les stoïciens : « Une loi vraie, conforme à la nature, constante, éternelle »
Platon (428-348 av. J.-C.) et Aristote (384-322 av. J.-C.) vont reprendre l’idée des deux lois, une loi écrite par les hommes et une loi non écrite conforme à la nature, supérieure à la première. Mais ce sont les stoïciens qui réfléchiront le plus à la loi naturelle, étroitement liée à la raison. Selon cette école philosophique, le bonheur passe par l’accord entre la nature et la raison. Quelle raison ? Celle qui est présente à la fois dans le monde de la nature (phusis en grec) et dans l’âme de l’homme. Pour les stoïciens, en effet, la phusis n’est pas un agrégat matériel statique et irrationnel. La phusis est le mouvement même de l’être selon une raison quasi-divine, appelée logos. Imprimant son dynamisme à la nature prise comme un tout, le logos indique infailliblement à l’homme la direction qu’il doit donner à son agir, au point que les stoïciens utilisent nomos et logos presque comme des synonymes. On peut dire que le nomos naturel représente la gouvernance du monde par les dieux, c’est-à-dire la providence divine. Se révolter contre cette loi serait vain, irrationnel et en fin de compte contraire à la parenté que l’homme entretient avec la divinité. Cicéron (106-43 av. J.-C.) dira ainsi de la loi naturelle : « Elle sera comme dieu, un et universel, maître et chef de toutes choses ; [...] qui ne lui obéira pas se fuira lui-même, et, n’ayant pas tenu compte de la nature de l’homme, il s’infligera par cela même les peines les plus grandes. »
L’Ancien Testament se réfère surtout à la loi de Moïse
Dans l’Ancien Testament, la loi aussi a un prestige immense puisqu’il s’agit de la loi de Moïse, le contrat de l’Alliance que Dieu a conclue avec Israël. Si Israël respecte cette loi, alors Dieu sera fidèle à l’Alliance et Israël possédera sa terre avec tous les bienfaits que Dieu lui a promis. Sinon, l’Alliance sera rompue et Israël, rejeté par Dieu, connaîtra l’épreuve de l’exil, ce qui arrivera notamment en 587 av. J.-C. avec l’exil à Babylone.
Comme chez les stoïciens, la loi est une médiation permettant à l’homme de connaître et de mettre en œuvre la volonté divine. Mais il y a deux différences importantes. D’une part, le Dieu d’Israël n’est pas le logos des Grecs, immanent au monde naturel (panthéisme). C’est le Dieu Créateur de toutes choses, infiniment au-dessus de sa création et à côté duquel les dieux des païens s’évanouissent comme de la buée. D’autre part, la loi n’a pas été donnée à toute l’humanité, mais au seul peuple hébreu, comme signe de l’amour de prédilection de Dieu pour Israël. Ces deux différences expliquent que l’Ancien Testament ne parle pas explicitement de la loi naturelle. Cependant la méditation qu’il mène sur la sagesse, « enfantée avant que le monde ne soit » (Prov 8, 25), n’est pas sans évoquer le logos stoïcien et elle prépare les grandes affirmations du Nouveau Testament sur le Christ, incarnation du logos de Dieu (cf. Jn 1, 1-14).
Pour saint Paul, la loi de la conscience
Saint Paul fera une claire allusion à la loi naturelle dans l’Épître aux Romains. Son but est alors de niveler le statut des juifs et des païens devant Dieu pour montrer que Jésus-Christ est le sauveur de tous les hommes, non seulement des païens qui n’ont pas la loi de Moïse, mais encore des juifs. Paul affirme d’abord la possibilité d’une connaissance naturelle de Dieu, en dehors de la Révélation faite à Israël : « Ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux (les païens) manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu’il a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (Rm 1, 19-20). Malheureusement, la connaissance naturelle de Dieu a été pervertie par la méchanceté des hommes, de sorte que Dieu a dû donner une loi à Israël pour lutter contre l’idolâtrie. Mais même les païens ont gardé, à l’intime de leur conscience, une loi exprimant la volonté de Dieu. « Ces hommes, ajoute Paul, sans posséder de loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de loi. Ils montrent ainsi que la façon d’agir prescrite par la loi est inscrite dans leur cœur, et leur conscience en témoigne » (Rm 2, 14-15). Ils peuvent donc dépasser les juifs au strict plan de l’obéissance à Dieu, bien que cela ne suffise pas à les sauver car, sans le Christ, le péché sera toujours le plus fort.
Saint Thomas d’Aquin et la conception chrétienne de la loi naturelle
Les Pères de l’Église auront recours à la loi naturelle dans la suite de saint Paul et des philosophes stoïciens. Il reviendra à saint Thomas d’Aquin (1225-1274) d’en élaborer une conception proprement chrétienne. On la trouve dans son grand œuvre, la Somme de théologie : « Parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette providence, étant elle-même providence pour elle et pour les autres. […] C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle » (Somme théologique, Ia IIæ, Q. 91, a. 2, ad corp.)
Ce par quoi l’homme est providence
Le coup de génie de saint Thomas, c’est d’avoir compris que, par la loi naturelle, l’homme participe activement à la providence divine. Thomas se rapproche des stoïciens quand il dit que cette loi est connue de l’homme grâce à sa raison. Mais il s’en éloigne tout autant en affirmant que la loi naturelle ne s’identifie pas purement et simplement avec la loi éternelle. Elle en est une participation, reposant sur le fait que l’homme est, avec sa liberté, créé à l’image de Dieu. En observant la loi naturelle, « l’homme ne consent donc pas seulement à la providence, qui est l’ordonnancement divin de la nature et de l’histoire. Il devient providence : il a un rôle beaucoup plus actif. L’homme devient avec Dieu créateur d’histoire. L’homme a, pour la première fois, une histoire possible » (Jean-Marie Hennaux). On pourrait dire que, avec le concept thomiste de loi naturelle, l’homme transcende la nature comme cosmos pour s’affirmer en tant que nature humaine, c’est-à-dire nature libre. L’histoire humaine n’est pas la simple réduplication de l’histoire cosmique, elle a une originalité et une consistance propres.
Découvrir activement sa nature créée
Tout en mettant l’accent sur la liberté humaine, saint Thomas n’imagine certes pas que l’homme serait le créateur de la loi naturelle, qu’il pourrait lui donner tous les contenus qu’il lui plaît pourvu que cela soit librement. La conception thomiste de la loi naturelle n’est pas la création des valeurs d’un Jean-Paul Sartre ! Car si l’homme découvre activement et librement sa nature, c’est en tant qu’elle possède un contenu donné par Dieu. La nature de l’homme n’est pas une tabula rasa, sa liberté n’est pas vierge de conditionnements et de finalités. Bref, la tâche de la raison humaine éclairée par la Révélation chrétienne est de consentir activement à la passivité inhérente à sa condition de créature. Activité et passivité ne sont pas ici antagonistes, car elles ne portent pas sur le même plan. L’extrême de l’activité humaine est de se rendre passif de Dieu. Au fur et à mesure que l’homme découvre activement le contenu de la loi naturelle, il entend dans ce contenu une Parole que Dieu lui adresse en tant que créateur de sa nature, Parole qui par hypothèse a toujours déjà précédé son activité libre et consciente.
Plus notre engagement moral sera libre et singulier, plus nous serons dociles à l’action que Dieu exerce sur nous à travers notre nature créée.
Cette combinaison paradoxale d’activité et de passivité s’éclaire par une comparaison musicale. Dans notre activité de sujets moraux à la recherche de la loi naturelle, nous ne sommes pas vis-à-vis de Dieu comme un marteau dans la main d’un homme plantant des clous. Nous sommes plutôt comme des instrumentistes chevronnés dirigés par un grand chef d’orchestre. Plus notre compétence musicale personnelle sera consistante, plus le chef pourra imprimer sa marque propre à l’ensemble de l’orchestre. De même, plus notre engagement moral sera libre et singulier, plus nous serons dociles à l’action que Dieu exerce sur nous à travers notre nature créée.
Une loi naturelle historique et immuable
Ces considérations permettent de concilier deux aspects de la loi naturelle : immuable selon son origine divine, elle est historique de par sa découverte réalisée en des temps, des lieux et des cultures très divers. Ainsi, les hommes ont tous en partage la même nature humaine créée par Dieu, mais c’est au gré de nouvelles situations qu’ils comprennent mieux (ou parfois moins bien) le contenu rationnel de cette nature. Les patriarches de l’Ancien Testament, qui pratiquaient la polygamie et l’esclavage, ignoraient quelque chose de la loi naturelle, mais cette ignorance n’était pas coupable, car l’histoire a un sens et on ne peut pas « sauter par-dessus le temps ». Inversement, certaines structures de péché obscurcissent des points de la loi naturelle qui étaient auparavant admis par tous. Au plan moral, il peut donc arriver que l’humanité traverse des phases de stagnation, voire de retour en arrière, combinées à des phases de progrès dans d’autres domaines de l’existence.
Nominalisme : la raison humaine niée par le volontarisme divin
Le remarquable équilibre de la définition thomiste de la loi naturelle sera vite rompu. Dès le XIVe siècle, Guillaume d’Ockham (1285-1347), théologien anglais initiateur d’un nouveau courant de pensée appelé « nominalisme », conteste que la raison humaine participe réellement de la Providence divine. Les nominalistes, non sans une certaine grandeur religieuse, exaltent le volontarisme divin face à la petitesse de l’homme. S’impose peu à peu l’idée que la loi morale ne tire pas son contenu de la nature humaine, mais d’une décision quasi-arbitraire de Dieu. Par exemple, Dieu n’interdirait pas l’adultère pour des raisons intrinsèques à la malice de l’acte, mais parce que tel est son bon plaisir. Il aurait pu décider l’inverse, l’important étant que l’homme se soumette à la volonté divine quelle qu’elle soit. La loi morale prend ici la figure d’une hétéronomie qui sera difficilement compatible avec la modernité, lorsque l’autonomie du sujet passe à l’avant-plan.
Cartésianisme et kantisme : la loi morale devient une pure abstraction
Avec Descartes (1596-1650), la nature humaine composée de corps et d’âme tend à ne plus être saisie dans son unité concrète. Il y a d’un côté l’âme rationnelle, de l’autre le corps matériel, « la machine », qui n’a d’autre intelligibilité que celle d’une combinatoire mathématique (l’étendue). Un tel dualisme anthropologique fait que l’on est de moins en moins capable de donner un contenu à la loi naturelle à partir de l’être de l’homme, corps et âme, mais que l’on se limite aux « idées claires et distinctes », à la clarté du concept, à une pure raison abstraite.
Cette tendance est évidente avec le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804). Kant distingue le « catégorial », qui « fait le tri » dans les connaissances a posteriori issues de notre sensibilité corporelle, et le « transcendantal », c’est-à-dire les conditions de possibilité a priori de toute connaissance. Or, à ses yeux, la morale ne doit en rien se laisser guider par le catégorial (par le corps, donc), car elle risquerait de devenir impure et intéressée. Toute la valeur et la noblesse de la moralité découleraient du transcendantal, c’est-à-dire d’une raison autarcique et abstraite, coupée du corps. De là les maximes fondamentales de la morale kantienne : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle » ; « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Ces maximes ne sont certes pas fausses, mais en situation concrète de dilemme moral, elles ne sont guère éclairantes, car trop éloignées de notre être-au-monde corporel. Quasiment tautologique, la morale kantienne est séduisante pour le philosophe mais peu utile pour l’homme concret. Charles Péguy a bien vu le problème quand il lançait ce trait : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »
Relativisme : aucun absolu moral ne s’impose à l’homme
La loi naturelle a, semble-t-il, reçu le coup de grâce avec le marxisme et le relativisme post-moderne. D’une part, selon la conception marxiste de l’histoire, il n’y a pas de loi morale objective s’imposant à l’homme en raison de sa simple nature. Car le moteur de l’histoire n’est pas le bien moral, mais l’opposition dialectique des classes, dont les rapports de force se cristallisent pour un temps donné dans le droit positif. Or si le droit n’est que le reflet d’un rapport de force entre les maîtres et les esclaves, il n’est plus ouvert à la loi naturelle participant de la raison divine. D’autre part, après les grands totalitarismes du XXe siècle s’est rapidement diffusée la conviction que c’est le concept d’absolu comme tel qui serait la cause des plus grands malheurs de l’humanité. L’absolu sous toutes ses formes (religion, philosophie, science, etc.) engendrerait l’intolérance, la haine et finalement des guerres sans merci entre les hommes. Seul le relatif aurait droit de cité dans la culture contemporaine et les débats publics. Prétendre connaître ou même simplement rechercher un bien moral absolu est désormais suspect. Faisant allusion à ce relativisme ambiant, la Commission théologique internationale affirme : « Dans cette perspective, le dernier horizon du droit et de la norme morale est la loi en vigueur, qui est censée être juste par définition puisqu’elle est l’expression de la volonté du législateur » (À la recherche d’une éthique universelle, n. 7). Cette conviction partagée par nombre de nos concitoyens revient à prendre parti pour Créon contre Antigone. La loi naturelle aurait alors vécu.
Un concept révélé
L’Église ne devrait-elle pas se passer du concept de loi naturelle, puisqu’il est si peu audible par nos contemporains ? Il semble que non, pour trois raisons au moins. D’abord parce que ce concept a été assumé par la révélation biblique, en particulier par saint Paul. Du point de vue de la foi, il n’est donc guère possible de le balayer d’un revers de main sous prétexte qu’il n’a plus de sens pour nous aujourd’hui. Ensuite, si les chrétiens ne veulent pas s’enliser dans un communautarisme de mauvais aloi, ils doivent intervenir dans le débat public au nom d’une instance qui dépasse leurs convictions personnelles. Cette instance ne peut être que la raison universelle. Or, éclairer les débats éthiques par la raison, c’est chercher à élucider la loi naturelle, qu’on le veuille ou non. C’est invoquer quelque chose comme la nature humaine et donc des impératifs moraux qui ne dépendent que de cette nature humaine et qui transcendent toutes les déterminations juridiques particulières.
Si nous croyons réellement qu’un homme qui ne suit pas la loi naturelle abîme son corps et son âme, nous avons le devoir d’éclairer sa conscience...
Enfin, et c’est le plus important, si nous pensons que c’est vraiment le bien de la personne humaine qui est en jeu dans la loi naturelle, et pas seulement une convention sociale du vivre-ensemble, abandonner la loi naturelle serait pécher contre la charité. Si nous croyons réellement qu’un homme qui ne suit pas la loi naturelle abîme son corps et son âme, nous avons le devoir d’éclairer sa conscience, bien entendu sans jamais lui imposer par la force nos propres convictions.
La conscience, lieu où Dieu parle à l’homme
Le concile Vatican II n’a pas beaucoup utilisé l’expression de loi naturelle. Mais, dans un passage très important de la Constitution Gaudium et spes (n. 16), il en marque les enjeux métaphysiques. Métaphysiques, car la loi naturelle n’a pas seulement pour but de nous aider à organiser la vie en société. Ce n’est pas non plus une loi constituante suprême et universelle. Par ses exigences parfois crucifiantes, elle ouvre l’homme à plus grand que lui, à son bien le plus élevé, c’est-à-dire Dieu. « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. […] C’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera. La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. »
Reconsidérer les preuves de l’existence de Dieu
Remettre à l’honneur la loi naturelle est une nécessité pour la nouvelle évangélisation. Cela suppose de répondre à deux grands défis : reconsidérer les preuves de l’existence de Dieu et accepter que le corps soit le signe du salut. À la suite de saint Paul, le concile Vatican I a affirmé que « Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être certainement connu par les lumières naturelles de la raison humaine, au moyen des choses créées » (Dei Filius). En règle générale, la connaissance naturelle de Dieu demeure implicite, car l’homme est peu conscient que ses dynamismes naturels le conduisent vers une fin unique, Dieu. Mais même à ce stade implicite, cette connaissance suffit pour que tous les hommes donnent un sens au mot « Dieu ». Et ce sens, même confus, partiel et embryonnaire, est décisif pour l’acte de foi. Car un Dieu qui ne se révélerait à l’homme que « par en haut », sans aucune correspondance avec ses dynamismes naturels, représenterait pour lui une aliénation totale. Un tel Dieu devrait être rejeté comme indigne de l’homme, en tout cas il ne saurait se présenter comme son Créateur. Les philosophes chrétiens peuvent donc s’engager avec audace et humilité dans l’élucidation des dynamismes naturels de l’homme pour faire passer la connaissance de Dieu « de l’implicite vécu à l’explicite connu » (Maurice Blondel). Ce faisant, ils permettront à la loi naturelle de se dégager à partir de son horizon ultime et de son enjeu existentiel le plus important : Dieu et le salut qu’il offre à l’homme.
Le corps, signe du Salut
Dans son encyclique Humanæ vitæ (n. 4, 1968), Paul VI a réaffirmé l’enseignement traditionnel de l’Église sur le caractère illicite de la contraception dans le cadre du mariage. Il a rappelé à cette occasion que « la doctrine morale du mariage est fondée sur la loi naturelle, éclairée et enrichie par la Révélation divine ». Or cette encyclique a été mal reçue par nombre de fidèles et de théologiens. Beaucoup lui reprochent de réduire la morale à une loi biologique qui ne serait pas digne de l’être humain créé libre par Dieu.
Cette contestation a révélé que les conceptions modernes de la morale, notamment inspirées du kantisme, imprégnaient profondément nos mentalités. Il nous faut consentir à une conversion spirituelle pour accepter que Dieu ne nous parle pas simplement dans les formes a priori de la raison, mais aussi et plus encore dans notre corps lorsque nous en déchiffrons les significations existentielles. Cette conversion est d’ailleurs homogène à deux des dogmes les plus importants du christianisme que sont l’Incarnation du Verbe et la Résurrection de la chair. Pour nous chrétiens, le corps est le lieu du salut. Tertullien, un Père de l’Église, disait ainsi : Caro cardo salutis (« la chair est le gond du salut »). C’est à partir du corps que nous comprenons ce que Dieu fait pour nous sauver. Le corps n’est pas ce dont il faut se sauver, mais ce par quoi nous sommes sauvés.
L’enseignement de saint Jean Paul II sur la « théologie du corps »
Une grande partie de l’enseignement du pape Jean-Paul II a eu pour but d’approfondir l’enseignement d’Humanæ vitæ. Formé à l’école de la phénoménologie, Jean Paul II essaye de déchiffrer les significations spirituelles et rationnelles inscrites dans le corps humain, particulièrement dans sa dimension sexuée. Le fruit de ce travail se trouve dans ses catéchèses sur l’amour et dans ce qu’on appelle sa « théologie du corps ». Quoique d’un abord austère, cette théologie est de plus en plus diffusée et enseignée dans les facultés catholiques et parmi les fidèles. Nul doute qu’elle contribue à renouveler positivement notre regard sur la loi naturelle.