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Pourquoi tout ce qui plaît devient-il moral ?

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Laurent Fourquet - publié le 08/11/19
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Croire que la morale est une affaire de « modernité » ou de « ringardise », c’est accepter qu’il y a des prescripteurs de la morale, qui décident du bien, du mal ou de leur absence. C’est devenu une question d’intérêts : est moral ce qui réussit ou ce qui plaît.Depuis quelques décennies, une catégorie morale que Kant n’avait pas prévue s’est imposée dans le discours commun en Occident : le plus ou moins grand degré de ringardise. On vous assène ainsi que, sur tel ou tel sujet en débat, votre position est infondée parce qu’elle est « ringarde ». Comprendre : parce qu’elle est datée, périmée, qu’elle ne prend pas en compte l’évolution, au choix, des mentalités, des pratiques ou des techniques. 

Moralement à la mode

À l’inverse, une position sera juste sur le plan moral parce qu’elle est « moderne », c’est-à-dire parce qu’elle se conforme à ce qui existe et se pratique aujourd’hui dans nos sociétés occidentales. Cette partition du monde entre le ringard et le moderne (il y a quelques décennies, on parlait de « branché » mais, par un assez juste retour des choses, l’emploi de ce terme est aujourd’hui d’une ringardise avérée), se retrouve dans la notion “d’évolution”. Autrefois, on considérait que la valeur d’une morale s’appréciait à partir de son intangibilité, c’est-à-dire de sa capacité à être insensible aux circonstances et aux contingences temporelles ; aujourd’hui, être moral, c’est fluctuer, évoluer en permanence dans ses jugements, autrement dit adapter sans cesse ses jugements moraux au contexte nouveau, lui-même résultat des mentalités, pratiques et techniques nouvelles. Être moral, ce n’est rien d’autre que courir après l’époque.


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On pourrait sourire avec indulgence de ce constat et prendre cette contamination de la morale par la mode précisément pour un simple effet de mode, qui passera. Ce serait un tort. Car cette contamination a des conséquences majeures sur la détermination de nos jugements, tout en disant beaucoup sur notre époque. D’abord, la subordination de la morale à la mode, à travers la valorisation des catégories du ringard et du moderne, nous introduit dans un monde où la morale, comme tout le reste, n’est plus que du relatif. Si, comme le répète l’air du temps, le bien et le mal ne sont plus que des mots d’autrefois, et s’ils ont été évincés par la mode, d’une part, le démodé, de l’autre, alors, l’individu moderne ou post-moderne est assuré que la morale, pas plus que le reste, ne le gênera plus jamais. Loin d’être une question de vie ou de mort, de salut ou de perte, comme elle le fut jadis, la morale n’est plus qu’une affaire de garde-robe. On peut donc dormir ou — puisque là est l’essentiel — consommer tranquille.

Les prescripteurs de la morale

Mais la subordination de la morale à la mode, ou plus exactement son inclusion dans le domaine de la mode, emporte d’autres conséquences. Contrairement, en effet, aux affirmations de ceux pour lesquels la mode n’est que légèreté, superficialité et innocence, la détermination de ce qui est à la mode et de ce qui est ringard ne s’effectue pas au hasard. Nous ne sommes jamais égaux devant la mode. Tout en haut, il y a les prescripteurs, c’est-à-dire ceux que leur position sociale élevée autorise à définir ce qui est ringard et ce qui ne l’est pas, et, surtout, à imposer leur choix comme le seul légitime. Ces prescripteurs parviennent à nous persuader que “leur” mode est la mode, que “leur” goût est le goût, leur mode et leur goût n’étant en réalité que la traduction, sur le plan esthétique, de leurs pratiques et de leurs opinions. Croire que la morale est une simple affaire de « modernité » et de « ringardise », c’est donc accepter que la classe dominante, c’est-à-dire aujourd’hui la bourgeoisie urbaine mondialisée, nous impose sa vision du monde, et nous soumettre servilement à cette vision du monde et aux intérêts de cette classe.

Une question d’intérêt

« Intérêt » : voilà un vilain mot. On voudrait bien, en effet, que la morale actuelle soit une simple affaire de « ringards » et de « modernes », de « progressistes » et de « réactionnaires », recyclant ainsi la croyance simpliste et inusable qu’aujourd’hui est nécessairement mieux qu’hier et que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Or, la référence à l’intérêt casse cette représentation d’un progressisme rassurant. Car, derrière la partition entre le moderne et le ringard, c’est en effet une question d’intérêt qui se joue. Intérêt de la classe dominante, d’abord et comme on l’a vu plus haut. 


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Mais il faut creuser davantage en profondeur. Ce qui transparaît aussi, derrière une telle partition, c’est la conviction, tellement partagée par nos sociétés qu’on ne la remarque plus, selon laquelle le succès, dans tout domaine, porte avec lui sa justification morale. Car, en vénérant le « moderne » et en dénigrant le « ringard », on ne fait en réalité qu’exprimer la conviction que tout ce qui plaît, ce qui triomphe présentement dans la société (quelle meilleure définition peut-on donner du « moderne » ?) est moral en soi, précisément parce qu’il plaît et triomphe. De même que, dans les domaines des affaires et de la politique, le « succès » d’un homme ou d’une femme, c’est-à-dire en pratique l’accroissement de sa fortune et de son pouvoir, suffit à justifier cet homme ou cette femme, ainsi le succès d’une opinion ou d’une pratique rend cette opinion ou cette pratique nécessairement juste. Pour aujourd’hui, naturellement. Car, pour demain, tout dépend de l’évolution de la société, à laquelle notre moralité s’adaptera. Mais qui, au demeurant, se soucie de demain dans un monde obsédé par l’instant présent ?       

La morale inopportune

Ainsi, une société à bout de souffle moralement en vient-elle à faire du « succès », et donc, du pouvoir de l’opinion, la boussole ultime de ses choix décisifs. Il suffit d’être en haut de l’affiche, d’être par exemple une opinion “chic”, discutée avec faveur dans les talk show en vogue, pour être fondée moralement. Il suffit d’être visible dans les lieux qui vont bien, d’exhiber les signes de la réussite, mondaine ou financière, pour être moral.   



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Mais la morale, la véritable morale, celle qui survit pour ainsi dire de façon quasi clandestine dans nos sociétés, se moque bien d’être ou de paraître « ringarde ». Toute entière attachée à la seule recherche du vrai bien, elle se moque éperdument de savoir si elle est minoritaire ou majoritaire, à la mode ou démodée. L’intérêt et ce qui va avec, l’opportunisme qui consiste à ajuster en permanence ses convictions pour rester dans le sens du vent, lui sont radicalement étrangers. L’opinion de la classe dirigeante, qu’il s’agisse de celle des docteurs de la loi dans la lointaine Judée d’il y a deux mille ans, ou de celle de nos modernes maîtres penseurs, lui indiffère souverainement. Elle va son chemin, voulant seulement le vrai et le juste, dominant de bien haut les sacs et ressacs de l’actualité, indémodable parce qu’indifférente aux modes.          

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