L’expression “guerre de civilisation” qu’a utilisée Manuel Valls à propos de la lutte contre le terrorisme a fait grand bruit. Le Premier ministre a pourtant tout fait pour la vider de son sens.
La formule semble susciter spontanément des peurs irrationnelles, contenir une nature intrinsèquement polémique, douteuse. Quasiment tous les commentateurs l’ont associée à Samuel Huntington, le grand théoricien conservateur, et à son livre célébrissime Le Choc des civilisations, comme s’il en était le seul concepteur. Ce concept serait ainsi un concept trompeur car il nous viendrait d’une part des États-Unis, et, d’autre part, de la pensée conservatrice : une pensée irrecevable parmi les élites "progressistes" françaises.
Police de la pensée
Il est bien navrant de constater qu’il existe une police de la pensée crapoteuse en France — on pourrait même user, en la retournant, de l’image du communiste Paul Nizan : des chiens de garde (allons jusqu’à affirmer mettre la réflexion philosophique non plus au service du prolétariat mais de la nation, et au-delà de notre civilisation judéo-chrétienne).
Élie Arié, dans un article paru dans Marianne, écrit ainsi que "cette thèse nettement néoconservatrice (qui, écrite par un Français, serait sans doute considérée comme d’extrême droite) [sic] montre bien à quel point l’événement du 11 septembre a contribué au déploiement de tout ce qui peut répondre à un danger : l’union sacrée, l’appel à Dieu, l’interrogation sur ce qui en soi mérite de survivre".
Plus forcé encore, le trait de Tariq Ali qui parlait dans un article publié dès octobre 2001, dans le Monde diplomatique, "de la boîte de Pandore, toujours béante, de l’empire américain, [d’où] s’échappent des monstres qui se répandent dans un monde que les États-Unis ne contrôlent pas encore complètement". Dans la bouche d’un élu socialiste, Premier ministre, cette expression a donc surpris et créé un certain désarroi, durable.
La civilisation qui fait peur
Pourtant, si on écoute bien les propos de Manuel Valls, on peut s’apercevoir immédiatement qu’il l’a utilisée avec une très grande prudence au point que le concept a perdu à peu près la totalité de son sens. En quoi est-il si différent de l’expression qu’avait utilisée Nicolas Sarkozy : "guerre à la civilisation" ? Or les actes d’une telle barbarie ne représentent-ils pas précisément une "guerre à la civilisation" ?
Un article fort intéressant de Sylvie Gangloff, "Retour sur le choc des civilisations : entre discours, iconographies et constructions identitaires", paru dans les Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien le suggère, malheureusement avec une certaine ironie : "Enfin – et plus particulièrement depuis le 11 septembre – le ‘choc des civilisations’ se traduit dans beaucoup d’esprits par la ‘sauvegarde de La Civilisation’, l’ambiguïté – créée par l’usage – du terme ‘civilisation’ se prêtant à une confusion, elle, d’usage et de circonstance".
Cette polémique est révélatrice de l’état de confusion qui caractérise notre époque, en France et en Europe. Nous ne sommes pas à notre aise en parlant de la diversité des civilisations dont les rapports sont souvent remplis de méfiance, voire hostiles, de manière plus générale de la Civilisation que nous assimilons à un européocentrisme abject. Maurras avait saisi brillamment le caractère de toute civilisation : "Ne vous semble-t-il pas que le caractère commun de toute civilisation consiste dans un fait et dans un fait seul, très frappant et très général ? L’individu qui vient au monde dans une ‘civilisation’ trouve incomparablement plus qu’il n’apporte". Il ajoutait : "Il suit de là qu’une civilisation a deux supports. Elle est d’abord un capital, elle est ensuite un capital transmis" (Œuvres capitales, essais politiques). Lire la suite sur Liberté politique