Issa Touma, photographe à Alep, nous raconte le destin d’Ahmad Habboush, un excellent chanteur Soufi, devenu prince de Bab Al Hadid et…tyran.
En juin 2012, je traversais la zone de Maysaloun pour me rendre au commissariat de police d’Arcoub, afin de déposer une plainte au sujet du pillage de ma maison [Ndlr : à Alep, la maison de l’auteur a été saccagée par les rebelles] peu auparavant.
Avant de parvenir jusqu’au commissariat, j’ai dû courir comme un fou avec un groupe de civils qui cherchaient refuge sous le pont de Maysaloun, à cause d’un sniper de l’opposition. C’était un sentiment incroyable, de se retrouver là, environ vingt civils sous un pont sachant que, très probablement, nous n’en sortirions pas tous… Mais ce jour-là, nous avons tous survécu… J’ai pu progresser à travers cet espace vide qui me séparait d’Arcoup, malgré les soldats de l’armée syrienne qui sortaient de leurs caches pour me contrôler.
Le commissariat était presque vide ; certains policiers dormaient. J’étais avec une autre personne qui habitait le même bâtiment ruiné que moi et qui tentait d’accomplir les mêmes formalités administratives. Dans un coin se tenait un vieil homme qui venait de la zone rebelle de Bab al-Hadid ; je lui ai immédiatement demandé des nouvelles de Cheik Ahmad Habboush… Le vieil homme a semblé effrayé en entendant ce nom. Mais après un temps de silence, il se mit à parler : "Nous avons beaucoup souffert sous le Cheik Ahmad ! Après s’être autoproclamé Prince de Bab al-Hadid, son fils et lui ont fait des choses terribles dans le voisinage. Son fils aîné a réquisitionné ma maison et en a fait un nid de snipers pour tirer sur l’Armée gouvernementale qui patrouillait dans la Citadelle d’Alep… Alors l’armée syrienne a bombardé ma maison, c’est pour cela que je suis ici… Les fils d’Ahmad Habboush nous ont presque tout pris, ils demandaient de très lourdes taxes, ils prenaient les femmes qu’ils voulaient et nous étions traités comme leur propriété privée… comme leurs esclaves."
" Mais la semaine dernière, continua-t-il, le gouvernement a bombardé la maison arabe [Ndlr : Maison traditionnelle dans laquelle plusieurs familles vivent ensemble] de Cheik Hamad. Et dans ce bombardement, il a perdu deux de ses fils. Le lendemain, il déménageait dans le bâtiment Hemami [Ndlr : En Syrie, les bâtiments sont souvent nommés à partir du nom de famille de son premier occupant] avec toute sa famille." Je fus choqué d’entendre tout cela, car à Alep nous connaissions tous Ahmad Habboush comme un paisible chanteur du répertoire Soufi. Il chantait avec des musiciens célèbres et a jadis participé à beaucoup de ces grands groupes qui font d’Alep le centre rayonnant de la musique Soufie.
Les débuts de Cheik Ahmad
J’ai rencontré Cheik Ahmad il y a plus de quatorze ans. J’étais intéressé par lui dans le cadre de mon travail sur les Soufis. Mais notre première rencontre m’a convaincu qu’il n’avait aucun lien avec la philosophie Soufie. Cheik Hamad dirigeait la Zawiya [école islamique] de son père, dans le quartier de Bab Al Hadid. Il a une voix merveilleuse. Je ne me souviens pas exactement de quand il a commencé ses concerts à Alep et aux alentours. Mais nous avions vite été conquis par cette voix, et il accompagnait de nombreux groupes lors de leurs concerts dans les grandes capitales européennes.
Il gagnait bien sa vie, mais comme pour beaucoup d’autres gens de son monde et de milieux humbles qui connaissent le succès, il célébra sa réussite avec une nouvelle femme… Si bien que début 2011, il avait pratiquement une armée d’enfants et de petits enfants prêts à prendre part à la révolution syrienne, mais selon ses conditions…
Une enquête sur une fatwa
En mai 2006, un écrivain occidental était occupé à enquêter sur une fatwa. Selon lui, elle venait d’Al-Azhar (au Caire) [
Université de lecture du Coran et des lois Islamiques], ou de Cheiks travaillant avec cette université. Cet écrivain britannique, l’un de mes amis, m’a appelé et m’a demandé si je connaissais un Cheik syrien qui pourrait s’exprimer à propos de cette Fatwa venue d’Egypte : « Les Musulmans ne devraient pas être complètement nus avec leurs femmes. Quand ils ont des relations sexuelles, les bons Musulmans devraient seulement être nus en dessous de la ceinture ». Mon ami britannique me demandant si les Cheiks syriens s’accordaient avec les Égyptiens sur cette fatwa, j’ai promis de l’aider.
Après avoir reposé le téléphone j’ai commencé à me demander à quel genre de Cheik je pourrais poser la question au sujet de cette fatwa… Je trouvais à vrai dire cette histoire un peu crétine ; si bien qu’il était difficile de la rapporter à des Cheiks sérieux et respectés que je connaissais. J’ai donc décidé de demander au Cheik Habboush, ce serait un sujet de conversation amusant avec lui. Je l’ai appelé et convenu d’un rendez-vous. Je l’ai rencontré dans la grande maison Arabe, dans le quartier de Bab al-Hadid (Ndlr : la Porte de Fer – l’une des portes les plus merveilleuses et les mieux préservées de la cité).
Ce n’était pas ma première rencontre avec lui. Nous nous connaissions par différents biais, si bien que je fus accueilli chaleureusement. Plus tard, quand je lui ai parlé de la fatwa égyptienne, il éclata de rire et dit : « Je n’avais jamais entendu parler de cette fatwa avant, mais le Cheik qui l’a faite doit avoir la femme la plus laide de toutes les Nations de l’Islam. C’est pour que nous ne puissions plus voir de belles femmes nues ! » Nous en avons ri ensemble, et avons continué à parler d’autres fatwas et d’autres histoires drôles.
Plus tard, quand je lui ai posé des questions plus profondes sur l’Islam, il s’est tourné vers moi et m’a dit : Issa, pose des questions simples parce que je ne suis pas vraiment un Cheik. Je lui demandais, surpris : comment est-ce possible ?
Habboush : « Quand je porte mon Amama (turban), tout le monde me voit comme un Cheik… Avec ces vêtements sur moi, personne ne me pose de question, alors je suis devenu un Cheik. » J’étais encore plus choqué, et lui demandais : pourriez-vous me raconter cette histoire ?
Habboush : « Je n’étais pas bon à l’école, alors mon père m’a envoyé à la mosquée, où le grand Cheik a découvert que j’étais de surcroît paresseux. Alors je suis devenu un Muezzin. En fin de compte, j’avais trouvé quelque chose à quoi j’étais bon : mon maître Cheik était content et moi aussi… et je n’ai plus cessé de chanter depuis. Mais maintenant – continua-t-il fièrement – tout le monde aime m’entendre chanter les airs Soufis, je fais beaucoup de concerts et tout le monde me respecte. »
Cela confirmait un pressentiment que j’avais eu à propos de sa faiblesse en théologie islamique lors de mes précédents rendez-vous… Mais cela n’enlevait rien au fait que c’était un chef charismatique et un excellent chanteur. Je quittais sa maison tard dans la soirée. Il pleuvait et sur le chemin du retour je pensais à Habboush. Cela ne me dérangeait pas qu’il agisse en Cheik. Je gardais cela pour moi même jusqu’au jour où j’entendis son nom dans la bouche de ce vieil homme au commissariat. J’ai commencé par ne pas croire le vieil homme, si bien que j’ai passé ces derniers mois à collecter des informations qui m’ont confirmé que chacune de ses accusations étaient fondées… Et j’en appris même davantage…
J’appris qu’Habboush s’était emparé des actes de propriétés des magasins et des maisons de leurs propriétaires originaux pour les réclamer en son nom propre. J’appris qu’il se faisait rémunérer en tant qu’Autorité Islamique Compétente (Al Awqaf) [Ndlr : c’est à dire un impôt supposé être destiné à des œuvres de charité] et qu’il faisait peser de lourdes taxes sur les habitants du quartier de Bab al-Hadid.
Mais juste avant le début 2014, j’appris d’autres nouvelles via un ami : une milice Islamique s’empara de tous ses fils et bastonna le célèbre Habboush. Ahmad Habboush, avait commencé sa vie dans la Zawiya de son père, puis était devenu un prince, avant de devenir un misérable… un misérable en fuite ! ,De toute évidence, il ne peut pas fuir du côté du gouvernement, donc ce n’est qu’une affaire de temps avant qu’il ne soit attrapé.
Pendant que j’écris ces lignes, je dois envisager les choix qu’il a faits : une personne comme lui avait de multiples chances et contacts pour obtenir une place respectable. Dans n’importe quel coin d’Alep… Son problème ne fut pas un défaut d’éducation mais ses propres choix. nIl lui a été accordé de nombreuses chances de partir ou de rester dans sa maison. Il aurait pu vivre en paix, comme beaucoup d’autres artistes. Mais au lieu de cela il a choisi d’être avide, tribal… et de rester dans un quartier dont il avait fait son royaume.
C’est dur d’imaginer que je me suis assis et que j’ai ri avec cet homme, à la même table. Mais comme beaucoup d’autres qui ont joué un rôle dans le sanglant problème syrien, il n’a pas respecté la personne que nous avions l’habitude de connaître. De nos jours, peu de gens restent semblables à eux-mêmes, et beaucoup montrent toutes sortes de vilains nouveaux visages… J’ai obtenu la plupart de ces informations de la bouche des réfugiés fuyant vers l’Ouest de la ville, échappant à la guerre et pour certains d’entre eux fuyant Habboush. Et j’aimerais que ce ne soit pas une histoire vraie.