Yvonne-Solange et François-Xavier Ngarambe, co-auteurs de Rescapés de Kigali, ont répondu à nos questions sur l’état actuel du Rwanda, 20 ans après le génocidePensez-vous que les guerres ethniques et civiles appartiennent désormais au passé du Rwanda ? Quel avenir voyez-vous pour votre pays ?
François-Xavier Ngarambe : Tant que dans les pays voisins, il y a encore des guerres, tant qu’il y a des combattants qui vivent dans ces pays et qui rêvent de reconquérir le Rwanda par les armes, tant qu’il y aura des opposants à l’extérieur du pays dont certains ont la volonté de s’allier à ces combattants pour régler leurs problèmes, la menace de guerre existe. La solution serait que chaque pays soit le veilleur de la sécurité de l’autre en refusant que son sol soit le lieu d’où partirait la guerre.
Un autre élément important est l’humilité, qui entraîne les gens à s’asseoir ensemble et à s’écouter pour trouver un terrain d’entente, dans l’intérêt de la population. Il est nécessaire que chacun des acteurs examinent sa conscience pour vérifier si vraiment, c’est l’amour du peuple qui guide ses pensées, ses paroles, ses actions, son engagement, ou si c’est sa propre ambition de pouvoir, le désir de se venger, de régler ses comptes. Et si c’est vraiment l’amour du peuple qui le guide, qu’il cherche à régler les problèmes par les moyens de l’amour.
Ces situations ne doivent pas nous empêcher de projeter un bel avenir, car beaucoup travaillent à le construire, en faisant la paix en eux d’abord, en prenant conscience que cet avenir se prépare aujourd’hui. Ce que nous semons aujourd’hui sera récolté demain par les générations futures. Si nous semons l’amour, nous récolterons, l’amour, la vie ; si nous semons la haine, nous récolterons la guerre, la mort. Chaque jour, nous avons à faire des choix qui engagent l’avenir. Et la famille, ici, a le rôle primordial dans cette construction à travers l’éducation à la paix.
Ceci dit, les forces veillent jour et nuit à la sécurité, et le pays a l’air d’un îlot de paix dans une région en tempêtes. Tant et si bien que le Rwanda est un pays à qui l’ONU fait appel pour aider au maintien de la paix dans les autres pays : le Soudan, le Sud Soudan, la République Centrafricaine, le Mali, la Côte d’Ivoire.
Surtout, notre avenir est dans les mains de Dieu. Dans Jérémie 29,11-12, il est écrit : « Car je sais, moi, les desseins que je forme pour vous – oracle de Yahvé -, desseins de paix et non de malheur, pour vous donner un avenir et une espérance. ». Ce pays, qui a été consacré au Christ Roi par le Roi Mutara III Rudahigwa Charles-Léon-Pierre en 1946, ce pays visité par la Vierge Marie dans les apparitions à Kibeho de 1981 à 1989, ce pays qui n’a pas été détruit par les forces du mal, ce pays, Dieu, a pour lui un plan de paix. À condition, que nous nous soumettions à la royauté du Christ, Roi de paix, que nous mettions en pratique les recommandations du Ciel : prier, se convertir…
Beaucoup de Rwandais se plaignent de l’impunité des coupables du génocide de 1994. Pensez-vous comme eux que la justice n’a pas fait son travail ?
Yvonne-Solange Ngarambe : Il est vrai qu’après un drame comme le génocide perpétré contre les Tutsis en 1994, on s’attendrait à ce que tous les auteurs soient traduits en justice et jugés pour les crimes commis. La justice a commencé à faire son travail, mais il me semble qu’il y a encore un long chemin à parcourir. La profondeur de la douleur est parfois si grande et si vive qu’elle s’impatiente devant l’impunité.
François-Xavier Ngarambe : À l’intérieur du pays, il y a eu des efforts pour juger les personnes accusés d’avoir commis le génocide à travers les juridictions classiques et les juridictions populaires, les « gacaca » inspirées de la tradition. Beaucoup de gens ont été entendus, ils ont été jugés, des verdicts ont été prononcés, certains ont été libérés, d’autres sont en prison, d’autres encore sont en dehors, mais faisant des travaux d’intérêt général. Quand il y a des plaintes, je pense qu’elles concernent les planificateurs et les organisateurs du génocide qui, pour la plupart, sont à l’étranger. Le Rwanda se dit que chaque pays dans le monde devrait se sentir concerné par ce crime contre l’humanité et enquêter sur les cas des personnes se trouvant sur son territoire, les juger ou les lui envoyer. Quand on parle de justice, on pense simplement aux victimes, et pourtant il faut penser aussi à ceux qui ont commis le mal. Les aider à parler de ce qu’ils ont fait, des motifs qui les ont guidés, à avouer leurs fautes, à découvrir la souffrance infligée aux autres, à ressentir la compassion pour ceux qu’ils ont offensés et entrer dans un vrai regret, cela allant jusqu’à la demande de pardon, les libère et leur permet de se renouveler, en se séparant du mal commis. Ils deviennent ainsi acteurs de la vie et non de la mort, les forces qu’ils ont utilisées à détruire, ils les consacrent à la construction.
Aleteia : Socialement, économiquement, à quoi ressemble le Rwanda de 2014 ? Va-t-il devenir un pays prospère ?
Y-S N. : Le Rwanda de 2014 se construit socialement, recousant son tissu social déchiré par un passé douloureux.
Economiquement le Rwanda a fait des progrès spectaculaires depuis 20 ans et est devenu un modèle dans la Région des Grands Lacs. Le Rwanda deviendra un pays prospère à sa taille, il est déjà sorti du trou avec son peu de ressources mais l’honneur et la dignité des rwandais le feront prospérer avec la grâce de Dieu.
F-X N. : Economiquement, d’abord, il y a des signes extérieurs évidents de la prospérité. Quand on se souvient de ce pays qui était une ruine, il y a 20 ans, on est impressionné de voir sa reconstruction rapide au niveau des infrastructures (bâtiments, routes, électricité et eau, hôpitaux, écoles,…). En outre, on a sur le plan social accès à la mutuelle de santé, il y a des progrès dans la prise de parole et de décision par les femmes, la conscience que l’enfant doit être protégé. Ce que j’admire le plus, c’est qu’à l’école, il n’y a plus de ségrégation ethnique ou régionale, que chaque enfant y a sa place parce qu’il le mérite et non parce qu’il vient de tel groupe ou de telle région. L’éducation pour tous est assurée. Une autre chose qui bouleverse les étrangers, c’est la propreté du pays, aussi bien en ville qu’à la campagne.
Simplement, il y a une vigilance : la politique de prospérité du pays exige d’aller très vite, au risque de laisser certains sur le chemin ou de s’essouffler avant la ligne d’arrivée. Le chômage augmente, même s’il y a toute une éducation destinée aux jeunes pour qu’ils créent des emplois, le fossé entre les riches et les pauvres s’approfondit, même s’il y a des politiques de lutte contre la pauvreté. Le pouvoir d’achat diminue. Mais, je crois que la crise qui touche le monde entier n’épargne pas le Rwanda. C’est un pays qui, cependant, est apprécié pour la bonne gestion des fonds, qui les utilise pour ce à quoi ils sont destinés, et il apparaît que les autorités essaient de tenir les promesses faites. Un autre progrès à faire est la libération de la parole : il y a comme une peur d’exprimer sa pensée en toute liberté. Tout ce que nous avons vécu a blessé la confiance les uns dans les autres et un climat de suspicion pèse sur le pays, ce qui fait que chacun est sur le qui-vive, pesant ses paroles.
Les églises au Rwanda sont-elles dynamiques ? Y-a-t-il beaucoup de prêtres et de communautés vivantes comme la vôtre ?
Y-S N. : Les églises au Rwanda ont toujours été dynamiques. Il y a une nouvelle prise de conscience et un engagement plus radical des laïcs, religieux et ministres ordonnés. Il y a comme un réveil. Beaucoup de prêtres ont le feu et entrainent le peuple de Dieu vers la sainteté, les communautés nouvelles comme la nôtre sont au service de l’évangélisation et transmettent, chacune, les valeurs chrétiennes à travers leur charisme. "Là où le péché a abondé, la grâce à surabondé".
F-X N. : Le dynamisme de l’Eglise se remarque dans la composition de ses membres : un grand nombre d’enfants, de jeunes, ce qui assure l’avenir. Le dynamisme c’est aussi la fidélité, la persévérance des personnes âgées qui transmettent la foi aux plus jeunes. L’Eglise est présente dans toute la vie sociale et économique : beaucoup d’hôpitaux et de centres de santé, beaucoup d’écoles de grande qualité, jusqu’à l’Université appartiennent à l’Eglise.
Dans le domaine économique, elle n’est pas absente, par exemple, elle est un modèle dans la micro-finance. Chaque année, il y a beaucoup d’ordinations de prêtres, les ordres religieux ont aussi de nombreuses vocations. Les laïcs sont très présents dans la vie de l’Eglise à travers les mouvements et les communautés nouvelles qui sont d’ailleurs des berceaux de vocations sacerdotales et de vie consacrée. Les Communautés ecclésiales de base sont renforcées pour qu’elles soient, dans les quartiers, les ferments dans la pâte et des sources de transformation de la société.
Vous donnez le sentiment dans votre livre que le christianisme est profondément ancré au Rwanda dans les mentalités. Comment se fait-il que des massacres aussi atroces que ceux de 1994 ait pu avoir lieu chez vous ?
Y-S N. : Le christianisme est arrivé au Rwanda en 1900, par les missionnaires d’Afrique. Longtemps nous avons sans doute mesuré la chrétienté au taux de participation et au nombre de nouveaux convertis et des paroisses nouvellement construites. Cependant la question s’est posée après le génocide quant à la profondeur de la conversion et de l’adhésion des fidèles à l’évangile et au magistère ainsi que le vécu au quotidien des valeurs évangéliques. Une forte propagande de haine contre le prochain a facilement gagné le terrain. Mais, comme le dit l’Évangile du semeur, il y a eu une bonne terre qui a porté du fruit. Il y a eu des témoins de l’évangile qui sont allés jusqu’à donner leur vie pour en sauver d’autres.
F-X N.: Il y a aussi les gens qui sont morts dans l’abandon à Dieu, dans la prière, certains ayant exprimé le pardon à leurs assassins ; il y a des rescapés qui ont pardonné, il y a des assassins qui se sont convertis, ont demandé pardon. Tout cela est une manifestation que le christianisme influençait et influence encore la vie des gens. D’un autre côté, je pense que ce qui s’est passé peut servir d’appel providentiel pour nous convertir tous, pour que notre christianisme ne soit pas une religion sociale, de façade, simplement pour faire comme les autres. Il est important que nous nous posions la question, si nous avons rencontré le Christ, si nous l’avons accueilli dans notre vie, si nous le suivons contre vents et marées, si nous nous laissons rejoindre par lui afin qu’il nous fasse avancer lorsque nous reculons, qu’il nous relève lorsque nous tombons.
Le génocide commis, c’est le mystère de l’iniquité, c’est le combat entre le bien et le mal. Mais, ce qui est merveilleux, c’est que le bien est plus fort que le mal. La mort du Christ était un échec apparent, mais elle a été suivie par la résurrection. Si on regarde l’histoire de la souffrance du Rwanda à travers les lunettes pascales, on lui trouve un sens. La haine n’a pas le dernier mot, l’amour est le plus fort ; les ténèbres n’ont pas le dernier mot, la lumière est la plus forte ; la mort n’a pas le dernier mot, la vie est la plus forte.
Dieu vous a accompagné d’une façon à la fois frappante et mystérieuse. Sentez-vous toujours sa présence aussi fortement qu’à l’époque où vos vies étaient en danger, ou vous étiez littéralement « dans sa main », comme vous l’écrivez dans le livre ?
Y-S N. : Dieu est fidèle et nous faisons chaque jour l’expérience de sa présence à nos côtés. Nous réalisons en fait qu’il s’est engagé à nos côtés le jour de notre mariage, qu’il est avec nous dans la prière "quand deux ou trois sont réunis en mon nom…". Il nous arrive d’être comme saint Pierre qui voyant le Seigneur, se met à marcher sur l’eau et quand il doute, commence à s’enfoncer dans l’eau! Ce qui nous remet sur la bonne route, c’est de croire à la fidélité de Dieu. C’est aussi prendre les moyens qui nous sont offerts pour rester connectés à la source: c’est la louange, l’adoration, l’eucharistie quotidienne et le sacrement de réconciliation le plus souvent possible. Notre relation garde ainsi sa saveur des moments forts de notre vie mais aussi s’affermit dans le quotidien.
F-X N. : Il est clair que durant le génocide, nous étions connectés en direct, ou alors nos antennes étaient bien orientées vers Dieu, c’est de lui et lui seul que nous attendions le salut, nos oreilles spirituelles étaient bien ouvertes, nous étions tournés vers l’essentiel. C’est un don de Dieu pour des temps forts. En temps de paix, on oublie parfois le rôle de Dieu. Il y a la tentation de nous appuyer seulement sur nos propres forces, sur les autres, sur les moyens financiers dont nous disposons. Tout le travail est de croire que toutes ces personnes, tous ces moyens, nous les tenons de Dieu. Dans le calme dont nous jouissons, il y a des épreuves qui surviennent pour nous rappeler à l’ordre, pour nous rappeler que nous ne sommes pas la fin de nous-mêmes. « Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu. »