Retour sur l’amitié personnelle et intellectuelle entre le philosophe et le Pape émérite.
Qui est Marcello Pera ? Philosophe et homme politique italien septuagénaire, il est connu pour l’amitié qu’il a nouée avec le cardinal Joseph Ratzinger lorsqu’il était président du Sénat de 2001 à 2006. Et cette amitié qui perdure a même donné lieu à une rencontre au Monastère Mater Ecclesiae au Vatican ce mois-ci. Une rencontre entre un croyant et un non-croyant, tous deux inquiets pour l’Europe qui refoule son « âme » chrétienne, un continent désormais à la dérive au beau milieu de l’océan relativiste.
Leur collaboration s’est principalement exprimée au travers de trois essais : Senza Radici (publié en 2004, essai qu’ils ont co-écrit et qui aborde des questions telles que l’Europe, le relativisme, le christianisme et l’islam), L’Europa de Benedetto de Joseph Ratzinger, préfacé par Marcello Pera, et Pourquoi nous devons nous dire chrétiens : Le libéralisme, l’Europe et l’éthique de Marcello Pera, préfacé par Benoît XVI).
La revue italienne Rossoporpora a rencontré Marcello Pera à Rome, au premier étage du Palazzo Giustiniani, dans le grand bureau réservé au président émérite du Sénat. Le journaliste Giuseppe Rusconi a pu lui parler de l’origine et du développement de son amitié avec Benoît XVI, de son contenu, de la renonciation à la papauté de son ami, ainsi que de la triste condition actuelle de l’Europe politique et culturelle …
Comment avez-vous connu le cardinal Joseph Ratzinger?
Marcello Pera : Je suis allé lui rendre visite un jour dans son bureau de Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ayant été impressionné par bon nombre de ses écrits. J’ai été en particulier frappé par son livre Foi, vérité, tolérance. J’ignorais que le relativisme était parvenu à pénétrer même certains domaines de la théologie chrétienne, c’est lui qui m’a fourni cette révélation et je me suis inquiété. Si les chrétiens renoncent à l’idée de vérité, que va-t-il advenir de notre religion ? Et quelles conséquences peut avoir sur notre identité un christianisme limité à un « récit », comme on dit aujourd’hui, qui serait aussi bon pour nous que n’importe quel autre?
Qu’est-ce qui vous a en premier frappé chez le cardinal ?
M. P. : L’homme et l’intellectuel. Je me suis immédiatement senti face à une personnalité du plus haut niveau. Il est lucide, clair, direct, il possède une pensée logique et très articulée. Il manifeste une considération et un respect à son interlocuteur. Il s’exprime de façon laïque, comme il l’écrit, pas sous forme d’homélies ou de catéchisme, mais de concepts et de raisonnement rigoureux. Il écoute les questions et ne cherche à se soustraire à aucune difficulté. Je me suis toujours senti à l’aise, comme devant un enseignant. J’ai connu dans ma vie de très grands hommes, comme Popper par exemple, et Ratzinger est l’un d’entre eux. Ce n’est pas simplement un théologien, mais également un grand philosophe, ouvert, critique, profond, ayant une vaste connaissance de très nombreux domaines. Il possède une grande qualité personnelle qui est l’apanage des grands hommes: sa modestie intellectuelle, qui lui permet d’exercer son esprit critique et même d’autocritique envers la vérité à laquelle il croit. Vient ensuite l’aspect personnel. Ratzinger est courtois, serviable, attentionné, méticuleux. Et il est avant tout sincère. Je peux dire que dès que nous avons commencé à parler de la question du relativisme, qui fut l’objet de mon intérêt premier envers lui, j’ai remarqué avec prudence qu’il me semblait nécessaire que l’Eglise ait une plus grande force de réaction. Ma surprise fut totale lorsqu’il me répondit : « Beaucoup de nos évêques manquent de courage ». Je le pensais, mais lui l’a dit.
Comment vos relations se sont-elles développées?
M. P. : Nous nous sommes revus plusieurs fois, sans jamais discuter de questions politiques au sens strict. L’un des thèmes à l’ordre du jour -également au Parlement- était l’Europe. Un jour, je l’ai invité à animer des conférences à la bibliothèque du Sénat sur la situation culturelle et spirituelle de l’Europe. C’est ainsi qu’est né l’ouvrage Senza radici (« sans racines ») qui est la matérialisation d’une conversation non plus privée, mais publique et écrite.
Quelles sont les questions sur lesquelles vous vous accordé?
M. P. : Au-delà de l’Europe, que je considérais comme un désert spirituel- ce qui est toujours le cas-, je dirais le rapport entre laïcs et croyants. C’est aussi l’une des caractéristiques de l’œuvre de Joseph Ratzinger : parler avec les laïcs et les défier. Plus que toute autre chose, la question pour le laïc est : sur quelle base reposent les valeurs auxquelles il se dit particulièrement lié ? De quelle façon les argumente-t-il et les défend-il, à une époque où elles sont attaquées de l’intérieur et de l’extérieur? Nous connaissons la réponse, qui est toujours la même depuis les Lumières: la raison.
D’accord, mais que peut offrir la raison quand c’est précisément la raison qui est en cause ? Si la raison d’un groupe nous mène à la conclusion qu’il est «rationnel» d’autoriser par exemple l’avortement et que la raison d’un autre groupe le nie, à quelle raison doit-on recourir ? Et quand la raison européenne se trouve contestée et attaquée par la raison islamique par exemple, à qui pouvons-nous nous adresser et comment résoudre le conflit ? Il ne suffit pas simplement de parler de «dialogue», pour reprendre le terme des laïcs, mais aussi de beaucoup de membres de l’Eglise d’aujourd’hui : le dialogue n’en est pas un s’il n’existe pas de critère pour dialoguer. Ce critère est-il construit par la raison ou bien est-ce la raison qui le découvre? Et si elle le découvre, de quelle façon est-ce que cela s’opère? Par une illumination? C’est sur ce point que Ratzinger, qui est lui aussi un adepte de la raison- autant que le plus fervent des laïcs- oriente la discussion vers la vérité. Et c’est ainsi que l’on en revient aux limites du relativisme. Ces problématiques sont fascinantes, et d’une profonde actualité politique, même si les apparences disent le contraire.
Vos relations se sont-elles poursuivies quand Joseph Ratzinger est devenu pape? De quelle manière?
M. P. : Oui, nous nous sommes revus même après, et cela s’est poursuivi au fil du temps. Je le remercie encore et lui serai éternellement reconnaissant pour les rencontres privées qui m’a accordées. Ce n’était pas facile pour lui, mais il était toujours naturellement généreux. Je ne l’oublierai jamais. Tout comme je n’oublierai jamais la préface qu’il a bien voulu rédiger pour mon livre Pourquoi nous devons nous dire chrétiens. Ce ne sont que quelques pages, mais si nous les lisons avec attention, nous pourrons y trouver un trésor.
La renonciation du pape Ratzinger vous a-t-elle surpris? La considérez-vous comme un acte rationnel ? Selon vous, quelles sont les principales conséquences d’un tel acte?
M. P. : J’ai éprouvé de l’amertume, mais je n’étais pas surpris. On ne peut guère être surpris lorsque quelqu’un devient vieux ou perd ses forces, on le regrette tout au plus. Mais je comprends son geste, et j’ai voulu le comprendre. C’est comme s’il s’était tourné à genoux vers le Seigneur et qu’il lui avait dit : « Seigneur, que veux-tu de moi? Comment puis-je te servir maintenant que mes forces ne sont plus les mêmes? Comment puis-je porter ta Croix et satisfaire les exigences et les charges que tu as placées sur mes épaules? Comment puis-je servir ton Eglise, à un moment si difficile pour elle, si mes forces ne suffisent pas à corriger ses erreurs? ». Beaucoup de gens, même dans l’Église, ont bien des difficultés à se faire une raison de sa démission, et je les comprends aussi. Mais cela me paraît être une paresse intellectuelle: étant donné que cela ne s’est jamais fait, il ne peut pas le faire non plus. Cette paresse peut devenir de l’arrogance, or il faut au contraire que cela se transforme en acte de foi, comme pour Benoît XVI. Quant aux conséquences, on ne peut en parler, tout simplement parce que cet acte du pape a été prophétique, et la prophétie n’est pas mesurable par des calculs de courte durée. C’est un dessein de Dieu.
Entretenez-vous encore des relations avec le pape émérite ? Si oui, sous quelle forme ?
M. P. : Oui, je le vois encore, et pour moi c’est une grande joie, une bénédiction. Notre dialogue et notre communion intellectuelle perdurent. Cela me procure un immense plaisir de le voir dans son appartement et d’échanger avec lui. Il a toujours la même lucidité intellectuelle.
Votre amitié est entre autres très bien exprimée dans le livre que nous venons de citer Senza Radici, il s’agit d’un essai datant d’une dizaine d’années avec vos réflexions alternées sur l’Europe, le relativisme, le christianisme et l’islam. Depuis cette année 2004, est-ce que quelque chose a changé dans ces domaines en Europe? En mieux? En pire?
M. P. : Une chose a changé en particulier: on ne discute presque plus de toutes ces questions, l’islam, les relations entre les cultures, l’identité européenne, le rôle du christianisme, ni dans le monde politique, ni dans l’Eglise. C’est la peur qui a prévalu, le manque de courage. On tourne la tête et on avance, comme si le fait de masquer les problèmes pouvait aider à les résoudre. Et cela alors même que- grâce à Benoît XVI en particulier, les chefs de gouvernements européens avaient commencé à s’interroger. Vous souvenez-vous de la venue à Rome du laïc Sarkozy, qui avait déclaré que la France était une nation chrétienne et que la laïcité n’avait rien à voir avec l’anti-religieux? Peut-être ne le pensait-il pas sincèrement, mais il a tout de même soulevé la question. Aujourd’hui, plus personne ne dit ce genre de choses: on craint de perturber le dialogue, ce qui revient à se livrer à des dialogues de sourds, ou plus précisément à une rencontre entre quelqu’un qui aurait une forte opinion de lui-même, qui parlerait -voire qui hurlerait- et l’Occident qui n’en aurait pas et qui ne voudrait pas en avoir, et qui préfèrerait donc se taire. L’Occident ne s’indigne même plus du martyre croissant des chrétiens dans le monde.
Comment jugez-vous les résultats des élections européennes du mois dernier, du point de vue de la problématique anthropologique? Peut-on réellement s’attendre à ce que la nouvelle Commission européenne et le Parlement s’occupent du droit à la vie, de la famille, et de l’éducation selon vos perspectives à vous ou de celles de Joseph Ratzinger ?
M. P. : J’espère que la Commission et le Parlement européen ne sont mettront pas à évoquer ces questions, compte tenu de ce qui sortirait de leurs bouches. Je ne vois personne en Europe qui veuille traiter-même de loin- les questions d’identité et de civilisation. Personne qui ait le courage de faire référence à la tradition chrétienne. Et si quelqu’un le fait, les autres, c’es-à-dire la majorité des bienpensants, des chantres du politiquement correct, et les accommodants le font taire en le qualifiant de « xénophobe » ou de « raciste ». Peut-être que dans de nombreux cas ils sont vraiment, mais comment peut-on ne pas comprendre qu’en imposant le silence sur notre identité et en la dissimulant comme si c’était une faute, on génère précisément ce genre de xénophobie?
L’Europe parle aujourd’hui de «paramètres» pour sortir de la crise économique, mais ne met à aucun moment en relation cette crise avec la crise culturelle et spirituelle. Comme si un peuple, composé de centaines de millions de personnes, était une variante à ajuster, la donnée d’un budget à corriger. Quel désastre! Et c’est un désastre encore plus grand si le nouvel esprit européen pénètre également les États-Unis!
Il y a des forces – vieilles et/ou nouvelles – qui au sein du nouveau Parlement européen pourraient contribuer à faire que ce point de vue soit davantage partagé ?
M. P. : Je l’ai déjà dit, il y a beaucoup de « xénophobe ». Mais comme on ne discute pas avec les xénophobes, il arrive que ceux-ci deviennent réellement xénophobe et les autres, sous couvert de l’accusation de xénophobie, restent silencieux. Aujourd’hui, l’Allemagne est dirigée par Mme Merkel et l’Italie par M.
Renzi, les chefs de deux familles politiques européennes majeures qui ont la responsabilité d’un gouvernement. N’ont-ils jamais su, et ne se souviendront-ils jamais que leurs pères, Adenauer et De Gasperi, parlaient d’une «Europe chrétienne»? Et que par cette identité ces derniers voyaient la meilleure des voies pour lutter contre le nationalisme, la xénophobie et les peurs? Je l’espère. Quant à moi, je suis pessimiste et très inquiet. Un vent mauvais est en train de souffler sur l’Europe et je me souviens que la première guerre mondiale a éclaté au cœur du Vieux Continent quand personne ne la voulait ou ne l’attendait. Pourtant, quand le son d’un revolver a déchiré l’air, nous étions à l’apogée de notre civilisation: quatre ans plus tard, le monde qui avait survécu au cimetière avait complètement changé.
Au dernier jour de son mandat, la Commission européenne sortante a refusé que la pétition pro-life "One of Us" (qui a rassemblé pas moins de 1,8 millions de signatures dans presque tous les pays de l’UE) soit examinée par le Parlement. Que pensez-vous de cette décision ?
M. P. : Que puis-je répondre ? Que si une pétition similaire mais pro-mariage gay ou pro-euthanasie avait été présentée- même avec peu de signatures, elle passerait aussitôt. C’est déjà arrivé. D’autre part, ne s’agit-il pas de «conquêtes de civilisation», comme ils disent ?
Le matin suivant, la Chambre des députés italienne – présidée par une fervente admirateur du pape François – a approuvé en tout hâte et en allant à l’encontre de l’ordre du jour ce que l’on appelle le « divorce express ». Aussi bien au siège européen qu’au Parlement italien, les acclamations en faveur du pape François retentissent de toute part. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de voter sur des questions anthropologiques, beaucoup de ces personnes qui applaudissent votent contre les propositions du même Pape. Comment expliquez-vous cette attitude?
M. P. : Je ne peux qu’espérer que les grandes foules qui se rassemblent autour du nouveau Pape ne sont pas les mêmes que celles qui approuvent les décisions des parlements européens quand ils évoquent des questions éthiques.
Il y en a – parmi ceux qui se déclarent catholiques – qui estiment que la lutte en matière anthropologique ne doit pas se faire au Parlement, mais dans les paroisses. Ce serait plus efficace d’après eux. Qu’en pensez-vous?
M. P. : Cela le serait certainement. Cette bataille doit être menée dans les familles, à l’école, dans les rues, dans les paroisses, dans les médias, avant qu’elle ne rejoigne les parlements. Parce que les parlements ne sont plus composés d’élites qui peuvent jouer un rôle éducatif. Ce sont des caisses de résonnance et d’accommodement à ce qui se produit à l’extérieur. Ils ratifient, ils ne décident pas.
Pour conclure: est-il encore possible que se manifeste avec force dans la société une grande alliance autour de thèmes anthropologiques, où croyants ou non-croyants se réfèrent aux principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église sur la vie et la famille? En France par exemple, cela s’est produit à plusieurs reprises avec la participation massive de citoyens majoritairement catholiques, mais aussi juifs, musulmans, protestants, agnostiques, à la fameuse Manif Pour Tous … même si Hollande – en vrai champion de la démocratie … – a choisi de minimiser substantiellement, ou plutôt d’ignorer de facto une très forte expression de la volonté populaire …
M. P. : Non, je ne pense pas que ce soit possible, je pense que c’est peu probable, du moins à cette époque. D’autre part, l’Église elle-même démontre qu’elle traverse des difficultés avec sa propre doctrine sociale. Elle minimise elle aussi. Aujourd’hui, il nous manque quelqu’un qui écrive De civitate Dei, tandis que l’Empire romain s’écroule. Et c’était l’Empire romain, pas l’Union européenne! Comme vous le voyez, il est préférable que je m’arrête ici.
Interview traduite de l’italien par Solène Tadié.