Dans un rapport d’une centaine de pages publié le 2 septembre 2024, la Cour des comptes épingle la gestion "peu transparente et porteuse de risques" des Pieux établissements de France à Rome et à Lorette. Cette institution, qui dépend du ministère des Affaires étrangères, gère notamment les cinq églises françaises de Rome ainsi que treize immeubles locatifs situés dans le centre historique de la Ville éternelle. Parmi ces églises se trouvent la Trinité-des-Monts et Saint-Louis des Français qui abrite trois toiles mondialement célèbres du Caravage. Pour la Cour, l’État français "doit mettre un terme aux errements constatés" et faire évoluer les statuts des Pieux établissements pour mieux les contrôler. De leur côté, l’ambassade de France près le Saint-Siège – qui contrôle l’établissement – et l’actuel administrateur des Pieux établissements déplorent les dérives du passé mais assurent que le chantier des réformes débuté en 2021 produit déjà des effets.
Les magistrats de la Cour des Comptes dressent un rapport très critique de la situation des Pieux établissements de France à Rome et à Lorette (PEFRL). Cette institution héritée des fondations pieuses du Moyen Âge existe sous sa forme actuelle depuis un bref du pape Pie VI de 1793. "Les Pieux", comme ils sont surnommés au sein de la communauté francophone en Italie, réunissent à Rome cinq églises françaises – Saint-Louis des Français, la Trinité-des-Monts, Saint-Nicolas des Lorrains, Saint-Yves des Bretons et Saint-Claude des Bourguignons -, autant d’églises qui avaient vocation d’accueillir à Rome les pèlerins de leur territoire.
Avec environ 180 appartements et locaux commerciaux dans le centre de la capitale italienne, l’imposant parc locatif des Pieux rapporte chaque année quelque 4,5 millions d’euros. Cela permet à la structure – qui reste excédentaire – d’entretenir le patrimoine et les prêtres et religieux qui font vivre les églises. Mais pour la Cour des Comptes, "le manque de professionnalisme et les avantages peu justifiés octroyés à de nombreux locataires" conduisent à de mauvais résultats puisque les recettes devraient, selon elle, être supérieures de près de 50%. La Cour des comptes estime la valeur des bâtiments à 213 millions d'euros (pour un revenu de 4,6 millions). Ce grief d’une politique locative "à la fois artisanale, opaque et d’une rentabilité médiocre" s’ajoute à la longue liste des reproches formulés au fil du rapport.
La Cour étrille ainsi le "retard inquiétant" pris en matière d’inventaire et de plan de sauvegarde pour la protection des œuvres en cas d’incendie, alors que le patrimoine culturel des Pieux est considérable. Il comprend "plusieurs milliers d’objets et d’œuvres", dont certaines mondialement célèbres comme le triptyque de Saint-Matthieu du Caravage à Saint-Louis des Français. À l'approche du Jubilé qui verra converger des millions de visiteurs à Rome en 2025, elle déplore aussi "une action culturelle embryonnaire" et une mise en valeur "insuffisante" de ce patrimoine.
"Les comptes sont incomplets et leur périmètre incertain"
Une autre alerte concerne la façon dont les Pieux ont géré les travaux d’entretien ou de rénovation de son patrimoine. De 2005 à 2022, plus de 51,6 millions d’euros ont été dépensés en travaux dont 40,9 millions sous la maîtrise d’ouvrage des Pieux établissements – le reste sous maîtrise d’ouvrage du ministère de la Culture.
Le rapport parle de "dérives importantes" dans la conduite de ces dossiers et dénonce notamment des procédures de mise en concurrence "très insuffisantes conduisant à un recours trop systématique aux mêmes entreprises, des estimations de coûts et des offres surévaluées, des avenants nombreux et non contrôlés, etc.". Les magistrats notent toutefois une amélioration ces cinq dernières années.
Au sujet de la gestion financière des Pieux établissements, la Cour relève des "défaillances graves". "Les comptes sont incomplets et leur périmètre incertain : nombre de documents prévus par le règlement n’ont jamais été fournis, ni même élaborés ; le patrimoine immobilier, à l’exception des immeubles de rendement, et la quasi-totalité du patrimoine mobilier, dont les œuvres d’art, ne sont ni recensés ni valorisés en comptabilité", résument les rapporteurs.
Ils indiquent par ailleurs que des comptes ont été ouverts à la fin des années 1960 à l’Institut pour les œuvres de religion (IOR), la banque du Vatican, mais sans être retracés en comptabilité. Manifestement au courant, l’ambassadeur de France près le Saint-Siège en 2006 avait interdit à l’administrateur et au trésorier des Pieux de payer des salaires, indemnités ou gratifications à partir de ces comptes. "Gravement irrégulière, l’existence d’une “caisse noire” des Pieux à l’IOR n’était donc pas inconnue", peut-on lire dans le rapport qui précise que, jusqu’en 2017, l’administrateur et le trésorier percevaient des indemnités mensuelles en liquide versées à partir de ces comptes.
Le statut des Pieux établissements en question
Pour les rapporteurs, la "gravité des errements de gestion" trouve des explications dans la non-application des statuts des Pieux établissements et dans l’incapacité des ambassadeurs à faire respecter leur autorité. Le rapport tend à démontrer que les Pieux ne disposent pas d’une personnalité juridique sui generis mais qu’ils dépendent bien de l’État français.
La Cour des Comptes s’appuie pour ce faire sur "des décisions unanimes des tribunaux fiscaux italiens" qui "ont jugé que les propriétés gérées par les Pieux établissements, service de l’ambassade, appartenaient à la France". Et elle s’appuie surtout sur le règlement en vigueur rédigé en 1956 par l’ambassadeur Wladimir d’Ormesson et approuvé par le ministre des Affaires étrangères de l’époque.
Ce règlement, qui avait aussi été soumis à l’approbation du pape Pie XII, place les Pieux sous l’autorité de l’ambassadeur de France près le Saint-Siège. Ce dernier nomme un administrateur – obligatoirement un clerc – qui représente la structure dans tous les actes de la vie civile dans le cadre des "directives et autorisations" données par l’ambassadeur après avis de la congrégation. Celle-ci est formée de douze "Français notables" domiciliés à Rome, ecclésiastiques pour une moitié, laïcs pour l’autre.
Pour les rapporteurs, des "ambiguïtés" entretenues au fil des ans sur la nature et la gouvernance des Pieux conjuguées à la faiblesse des moyens de l’ambassade ont déplacé le pouvoir du côté de l’administrateur et du trésorier. La rotation élevée des diplomates a participé à cette évolution. Les rapporteurs ont calculé qu’entre 1956 et 2018 se sont succédé plus d’une vingtaine d’ambassadeurs alors que les Pieux n’ont connu que trois administrateurs.
Vers un établissement public ?
Pour la Cour des Comptes, "une réforme d’envergure des Pieux est aujourd’hui nécessaire pour mettre fin à cette situation". La première des quinze recommandations du rapport reprend cette idée. Les rapporteurs proposent que soit étudiée la piste de faire des Pieux établissements un "établissement public" ou bien "établissement à autonomie financière".
Un avis que ne partagent ni la diplomatie française ni l’administrateur actuel des Pieux. "Cette piste […] amènerait l’État à assumer le financement et l’organisation du culte", écrit la secrétaire générale du Quai d’Orsay, Anne-Marie Descôtes, dans des observations au rapport. Une hypothèse incompatible avec la loi sur la laïcité, abonde un observateur qui met en avant le statut “hybride” des Pieux, où s’applique par exemple à l’ensemble du personnel le droit du travail italien.
Pour l’administrateur actuel, le frère Renaud Escande, le règlement de 1956 pourrait faire l’objet d’une modernisation, "notamment pour expliciter les missions et l’esprit" des Pieux établissements. "Mais il ne faudrait pas gommer la spécificité de cette structure à l’histoire pluriséculaire", confie-t-il.
Un processus de professionnalisation lancé en 2021
Sur le contenu du rapport, le dominicain arrivé à Rome en 2023 reconnaît des errances des Pieux établissements par le passé. Il assure toutefois qu’un processus de professionnalisation de la structure est en cours depuis 2021. "Aujourd’hui, 80% des recommandations faites par la Cour des Comptes sont déjà prises en compte", estime le religieux qui explique par exemple que la circulation d’espèces est révolue, qu’un nouveau logiciel comptable a été mis en place et que tous les employés ont un contrat au clair.
Même son de cloche du côté du Quai d’Orsay qui rappelle notamment le recrutement en 2021 d’une architecte comme directrice du patrimoine. Le ministère des Affaires étrangères écrit encore : "Le respect du règlement [de 1956], la réunion mensuelle de la députation administrative, les appels d’offres concurrentiels, la validation des baux, sont des réalisations de 2023."