C’est donc bientôt, incessamment sous peu, maintenant, la rentrée. Après les sacro-saintes vacances, la sacro-sainte rentrée. La chose est tellement évidente que c’est enfoncer une porte ouverte que de le rappeler. Et pourtant, non, rien de tout cela n’est évident. La synchronisation des rythmes sociaux est en effet loin d’être absolue, quoi qu’une illusion d’optique issue des années 1960-1970 puisse le laisser penser. Certes, en ces temps anciens, voire presque bientôt sénescents, une certaine cohésion collective s’était effectivement mise en place autour de l’été.
L’extension de la scolarité jusqu’à 16 ans par la loi Berthoin (1959) fait pleinement ressentir ses effets à partir de 1967. Une masse croissante d’adolescents entre ainsi plus tardivement dans la vie active, et se retrouve à connaître désormais les vacances scolaires et la "rentrée des classes". La déflagration de mai 1968 débouche de son côté sur une quatrième semaine de congés payés — il fallait acheter le retour à l’ordre. Les vacances des salariés peuvent désormais se caler sur un mois complet. La synchronisation estivale des calendriers des parents et de leurs enfants peut ainsi s’opérer, même si la zonation des vacances d’hiver et de printemps, pour favoriser le tourisme des sports d’hiver, crée des éléments de désynchronisation.
Le temps du calendrier collectif unique
On peut devenir juillettiste ou aoûtien, et après une longue année d’usine aller polluer toutes les plages en oubliant un peu la machine, comme le dit cet excellent et parfaitement partial témoignage de la France des années 1970 qu’est la chanson Hexagone de Renaud. Comme le perçoit bien le fort anarchiste fils d’un des principaux artisans de la littérature jeunesse en France des années 1950-1970 (Olivier Séchan) et le fort protestataire petit-fils d’un professeur de grec à la Sorbonne (Louis Séchan), une forme de calendrier collectif rythme alors la France, avec ses intensités et ses banalités, tissant logiques climatiques, mémoires historiques et célébrations communes.
Mais ces temps-là sont désormais assez loin de nous. Les années 1990-2010 ont été marquées par une désynchronisation réelle des pulsations sociales. La réduction du temps de travail avec le passage aux 35 heures hebdomadaires (décidé en 1997, appliqué intégralement à partir de 2002) a permis une variabilité plus grande dans la répartition des congés payés. Le développement du travail en flux tendu et l’élargissement des dérogations au repos hebdomadaire ont aussi pesé.
Il n’y a donc plus maintenant que des rythmes plus ou moins collectifs plus ou moins partagés, où les éléments susceptibles de construire une cohésion sociale sont relativement restreints.
On est finalement loin d’une vie collective rythmée systématiquement par les mêmes réalités. À cet égard, c’est bien la situation d’une société de facto presque intégralement urbanisée (en ce sens qu’elle est polarisée par les logiques urbaines), post-industrielle et à l’individualisation croissante. On est à clair rebours de ce qu’était la France massivement rurale et industrielle jusque dans les années 1930-1950, à rebours plus net encore du calendrier agro-pastoral et liturgique qui s’imposait sans échappatoires possibles lorsque la population rurale représentait 80 à 85 % de la population — avant 1750…
La fin du rythme commun
Il n’y a donc plus maintenant que des rythmes plus ou moins collectifs plus ou moins partagés, où les éléments susceptibles de construire une cohésion sociale sont relativement restreints. Ils sont réduits à quelques célébrations civiques, principalement le 14 juillet, à des fêtes massivement déchristianisées (Pâques, Noël — lorsque dans une grande surface une femme proteste contre la "récupération catholique" de la crèche et qu’un vendeur tombe des nues en découvrant l’ancrage chrétien de la fête...) et à des rites de passage arrachés à leur ancien rôle d’organisation du basculement d’un temps à un autre (fête de la musique substituée à la saint Jean d’été). Il n’est ainsi plus d’ancrage véritable dans un univers, une mémoire et des rites partagés que le catholicisme tissé avec le monde rural avait su constituer. Il n’est plus de lien vécu avec les cycles saisonniers, avec le poids du temps qui lentement coule et organise la vie collective par ses contraintes et ses possibilités.
De 1789 aux années 1890, la constitution du progrès comme matrice de la civilisation a conduit à la volonté d’assurer une restructuration du corps social autour de l’implication politique et de l’engagement civique, pensés comme horizons nécessaires et inéluctables de l’humanisation et réalisés et célébrés dans les rites d’une religion civile. Mais cela a finalement été un échec. C’est que, très tôt, le politique a choisi de se faire l’instrument de l’économique qu’il a toujours espéré mettre à son service, sans jamais véritablement y réussir. Et c’est aussi que, plus récemment, il a choisi de se faire l’instrument de l’absolue liberté de l’individu, pensant que c’était désormais l’accomplissement de sa mission. Il a ainsi assuré la domination des logiques de rentabilité et d’auto-accomplissement, fonctionnant en tensions mais alimentant la désynchronisation des rythmes collectifs. Il a ainsi permis le développement d’une forme d’anomie dont nul ne sait comment sortir.
C’est la rentrée, celle qui étouffe autant qu’elle le peut la toute petite fille de rien du tout — Espérance.
Et l’on se retrouve avec une série de calendriers différents selon les champs sociaux, les institutions, les individus, plus ou moins entremêlés dans les vies de tout un chacun, parfois consonant, souvent dissonant, jamais stables. Allez donc faire une société avec tout cela, lorsqu’en plus, en ces derniers mois, les jeux politiciens de ceux qui prétendent servir le bien public dissolvent les calendriers, échouent à en reconstituer des nouveaux et empêchent que celui qui devrait fonctionner puisse se mettre en place...
C’est donc la "rentrée", en fait désormais un éternel retour face auquel l’aspiration à une nouveauté totale, radicale, venue d’en haut, paraît bien avoir perdu pied. C’est la rentrée, celle qui étouffe autant qu’elle le peut la toute petite fille de rien du tout — Espérance.