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À la messe, le défi de l’offertoire

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Jean Duchesne - publié le 27/08/24
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Comment vivre à la messe le temps de l’offertoire ? Cette étape apparemment un peu creuse et routinière de la liturgie eucharistique est bien davantage qu’un simple intermède, souligne l’essayiste Jean Duchesne. Ce n’est pas quelque chose ni même le monde qu’il s’agit d’offrir à la messe, mais soi-même.

L’offertoire n’est pas un moment spécialement intense pendant la célébration de l’eucharistie. Tandis que l’officiant offre le pain puis le vin et se purifie les mains, on reste assis sans rien à faire, ou pas grand-chose : répondre "Béni soit Dieu, maintenant et toujours" (quand les prières de présentation des dons sont audibles) et (le dimanche) chercher ses sous (ou sa carte bancaire), en surveillant l’approche de la corbeille (éventuellement munie d’un terminal de paiement). Il arrive qu’un chant s’efforce de stimuler et focaliser des dispositions intérieures. Mais la conformation disciplinée à l’attitude ou l’ouverture ainsi suggérée ne suscite pas forcément un engagement substantiel, alors qu’il y a là une opportunité, si ce n’est une sollicitation et même une provocation.

Le sacrifice

En effet, cette étape apparemment un peu creuse et routinière de la liturgie eucharistique n’est pas un simple intermède, entre la liturgie de la Parole (où les lectures sont sans cesse renouvelées), et "les choses sérieuses" : la consécration des espèces (actualisation de la Cène), la communion… La sensation de passivité troublée par la distraction de la quête vient de la difficulté à saisir immédiatement toute la portée de la symbolique mise en œuvre et de la quasi-impossibilité de prendre conscience de tous les enjeux.

Il ne peut donc être question de les résumer en quelques lignes. Disons au moins qu’à un niveau purement anthropologique, il y a la pratique immémoriale du sacrifice. C’est, avec les honneurs rendus aux morts, une composante essentielle de la religiosité qui est un des traits distinctifs de l’humanité dans l’univers. À rebours d’une idée reçue depuis la sécularisation, ce n’est pas une affaire de superstition masochiste : un renoncement, une privation pouvant aller jusqu’à la destruction d’un bien tangible, voire d’une vie animale, si ce n’est humaine, afin d’apaiser une divinité présumée courroucée. Il s’agit plutôt d’un don qui lui est proposé sans crainte, dans le but d’entretenir avec elle une relation sous la forme d’un repas partagé.

L’apport de la Bible et de l’Évangile

Sans du tout disqualifier cette approche, la Bible l’a considérablement affinée. D’abord, a-t-elle enseigné, le Créateur n’a pas besoin qu’on se dépouille ou se punisse comme si ce dont les hommes jouissent lui était enlevé. Ensuite ce qu’ils lui offrent ne leur appartient pas, puisqu’ils le reçoivent de lui, si bien qu’en le remettant à sa disposition, ils ne font qu’en reconnaître la vérité. Enfin le rite ne suffit pas et n’accomplit rien comme par magie. La matérialité du geste est certes indispensable, de même que le sont au langage les mots prononcés ou écrits. Mais ce qui compte est le désintéressement et l’abandon confiant qui inspire la désappropriation. C’est le "cœur brisé" des Psaumes (33, 19 ; 50, 19).

Ce que Dieu donne n’est pas simplement des biens consommables ; c’est sa Vie qu’il offre de partager.

Sans rien renier de tout cela, l’Évangile est allé encore plus loin — ou, plus exactement, il a été plus précis : ce que Dieu donne n’est pas simplement des biens consommables ; c’est sa Vie qu’il offre de partager, et elle ne consiste pas à régner en possédant, mais à se proposer, à s’exposer sans s’imposer ni craindre d’être altéré, diminué ni anéanti par qui prétendrait s’en emparer. Cette Vie à la fois sans défense et plus forte que la mort, le Fils de Dieu ne s’est pas contenté pas de la révéler en se faisant homme et en ressuscitant après s’être laissé lamentablement supplicier. Il la communique à travers le rite qu’il a institué la veille de sa Passion et où du pain et du vin bénis et consacrés deviennent sa chair et son sang.

S’offrir comme Dieu s’offre

Les signes sont clairs et efficaces. La nourriture est nécessaire à la santé du corps. Le fruit de la vigne l’anime et le réjouit. Que cette boisson soit aussi du sang versé manifeste que cette vigueur n’est pas à enfermer dans la chair qu’elle active, mais se livre pour être partagée par d’autres, qui eux-mêmes n’en sont abreuvés que si, au lieu de se la garder égoïstement, ils se trouvent incités à servir les autres de tout leur cœur, c’est-à-dire y compris concrètement et physiquement suivant les circonstances, et pas seulement en théorie, principe ou intention.

Ceci veut dire que la Vie transmise dans l’Eucharistie est bien plus que la force qui entretient l’existence biologique : c’est en fait la puissance paradoxale de Dieu lui-même, qui s’offre pour que ceux qui le reçoivent s’offrent à leur tour et soient ainsi associés à son action. Un peu de réflexion permet d’entrevoir que c’est là, dans l’ordre du créé et de l’humain, une transposition (si l’on peut dire) des dons de soi en Dieu entre le Père, le Fils et l’Esprit,

Devenir hostie

Il s’ensuit que, pendant l’offertoire à la messe, il ne s’agit pas seulement de présenter à Dieu des "biens prélevés sur ceux qu[’il] nous donne" afin qu’il les agrée comme des hosties, c’est-à-dire des biens offerts en sacrifice pour entrer en communion avec lui. Car le but est d’exprimer une disponibilité à être soi-même transformé en membre du Corps de son Fils qu’il envoie, en se donnant comme lui, avec lui et grâce à l’Esprit qui l’unit à son Père. En un mot, c’est une incitation à désirer devenir soi-même hostie. Saint Paul formule cela sans détour dans sa Lettre aux Romains (12, 1) : "Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte."

le prêtre qui présente le pain et le vin dit "nous" au nom de tous et ne s’est pas arrogé ce pouvoir, mais l’a reçu.

N'être que témoin et non acteur (comme l’est le prêtre) de l’offrande du pain et du vin laisse toute liberté pour s’abandonner personnellement au dessein de Dieu, même si l’on ne discerne pas complètement à quoi l’on est appelé. Même la diversion de la quête peut être une aide, si l’on se dit que donner un peu de ce que l’on possède rappelle simplement l’exigence d’offrir tout son être, bien qu’on ne le maîtrise pas. La prière peut alors être une question : "Seigneur, toi qui me connais mieux que moi, qu’espères-tu pour moi ?"

Avec toute l’Église

On objectera peut-être qu’il est un peu puéril de s’intéresser ainsi à soi-même en interpelant Dieu parce que le culte à ce moment-là ne requiert pas beaucoup d’attention participative et qu’on est donc un peu désœuvré. Il ne faut cependant pas oublier que le prêtre qui présente le pain et le vin dit "nous" au nom de tous et ne s’est pas arrogé ce pouvoir, mais l’a reçu. On n’est donc pas seul, mais porté (qu’on le reconnaisse ou non) par l’Église — ce qui veut dire pas seulement ce qui en est visible aujourd’hui, mais toute une histoire et une dynamique de transmission animée par Dieu lui-même et dont on n’est bénéficiaire qu’à la condition de ne pas rester passif ou consommateur, et de s’y laisser associer comme serviteur.

On pourrait encore protester que s’efforcer au cours de la messe de s’offrir soi-même en hostie relève d’une exaltation mystique radicalement étrangère au commun des mortels. C’est pourtant la clé pour saisir ce qui motive la morale que prêche l’Église, sa structure hiérarchique et le célibat sacerdotal… Il n’y a pas lieu de se laisser décourager par l’incompréhension de cette branche en un sens à la fois la plus traditionnelle et la plus radicale du christianisme qu’est le catholicisme. Sa fidélité est un défi non seulement pour ceux qu’elle dérange parce qu’ils butent sur les effets sans percevoir la cause, mais encore pour les "véritables adorateurs" (Jn 4, 23) eux-mêmes, parce qu’on ne se livre pas comme hostie sans prendre des risques, dont celui des tentations, plus périlleuses que l’ignorance réprobatrice.

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