Fidèles à leur tradition, les Jeux olympiques ont donc réussi à créer une polémique mondiale. Après les questions politiques (les boycotts de la Guerre froide et les contestations des droits de l’homme) et économiques (les surcoûts et impérities organisationnels), ce sont les questions sociétales qui se sont imposées (jeu sur les identités versus respect des croyances). Quoi qu’on en pense, cette polémique présente au moins l’intérêt de pointer une dimension fondamentale de ce que sont les Jeux olympiques dans le monde contemporain, et spécialement en Occident — dont on rappelle qu’il n’est pas seulement limité à une zone géographique, mais qu’il est une réalité socio-culturelle et politique travaillant toutes les sociétés humaines contemporaines.
L’omniprésence de l’émotion
Les organisateurs et commentateurs autorisés de la cérémonie d’ouverture ont particulièrement mis en avant la dimension d’intensité de l’expérience mise en scène et vécue. Intensité de l’engagement des corps, dansant, sautant, grimés, transformés, transgenrés, des jeux de lumière et d’eau, des musiques et des performances, des références culturelles, l’objectif était de susciter et d’entretenir une émotion s’accomplissant dans une épectase vocale lancée d’au-dessus des spectateurs et conclue par cette assertion d’Édith Piaf que "Dieu réunit ceux qui s’aiment". Cette omniprésence de l’émotion charnelle, auditive, vocale, visuelle, se retrouve aussi dans la succession des épreuves et dans l’engagement des commentateurs sportifs et journalistiques.
Le sport se révèle ici comme le lieu de diffusion, de popularisation et d’universalisation d’une configuration nouvelle de l’humanité : celle d’une vie intensément vécue.
Le sport se révèle ici comme le lieu de diffusion, de popularisation et d’universalisation d’une configuration nouvelle de l’humanité : celle d’une vie intensément vécue dans la chair et la psyché, d’une intensité expérimentée le plus puissamment possible, qui donne un sentiment de plénitude qu’on cherche de manière récurrente à revivre et à porter à une forme de perfection. Cette puissance du vécu permet une intégration de l’individu tout entier, assure une forme de coïncidence absolue avec sa propre condition humaine, réalise une évidence de la vie vécue sans aucune distance réflexive et interrogative avec le monde dans lequel elle se vit. Expérimentée comme positive, bénéfique, harmonisante, elle doit être rapportée aux circonstances dans lesquelles elle se déploie de manière croissante : la fin des années 1960, le début des années 1970.
Le temps de l’intensité du travail
C’est en effet alors que commence à se décomposer, au moins dans les pays qui l’avait connue, la société industrielle qui a bénéficié de la prospérité des Trente Glorieuses. Celle-ci héritait de l’intensité du travail industriel de la Seconde Guerre mondiale, en approfondissant tout ce que les années 1920 avaient tiré de la Première Guerre mondiale et de la rationalisation de la production depuis les années 1880. L’exploitation efficace des corps ouvriers, que Jack London, Fritz Lang et Charlie Chaplin exposèrent avec maestria dans Le Renégat (une des nouvelles du recueil Les Temps maudits, 1911), Metropolis (1927) et Les Temps modernes (1936), est désormais contestée au nom de l’accomplissement individuel. L’aliénation physique de la production industrielle intensive doit céder le pas à la libération des corps. Le profit de l’usage des corps doit passer de ceux qui en exploitent la force de travail à ceux qui sont ces corps mêmes.
L’expansion du sport correspond aussi à ce moment où l’État, ayant vu basculer la production de richesse du côté des services et assumant la délocalisation loin dans le Sud de l’asservissement des corps par la production industrielle, se veut le promoteur de l’auto-réalisation individuelle par la déconstruction des normes d’usage des plaisirs corporels. Certes, la grandeur nationale (et désormais la santé) y trouve son contentement, puisque le sport permet de magnifier la nation par le biais de la victoire compétitive, ce qui justifie les investissements étatiques dans sa promotion. Cependant, la massive diffusion des pratiques sportives laisse bien penser qu’autre chose s’y joue.
Des modalités de compensation
Il devient une expérience fondée sur l’usage de soi par soi, la construction volontaire et rationalisée de l’exploitation de ses potentialités physico-psychologiques, au service de la performance, de l’accomplissement et du bien-être. Cette nouvelle finalité se déploie dans une perspective profondément individuelle, très souvent articulée à une dimension collective, dans la pratique (les sports d’équipe), la compétition (soi contre les autres) ou l’exhibition (le public, l’indispensable énième homme), qu’elle soit directe ou différée. L’intensité expérientielle peut ainsi être partagée, diffractée, chacun vivant pour lui et souvent avec les autres, la perfection de l’exploitation efficace des corps qui suscite en lui et en chacun une jouissance profonde et une exaltation unifiante de soi et unificatrice du corps social.
La cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris n’a fait que dire ce que sont nos sociétés, celles de la jouissance intense de soi par soi dans un cadre collectif.
Ainsi, le sport participe-t-il de cette reconfiguration qui a vu se multiplier ses expériences d’intensité, individuelle et collective remplaçant celles qui longtemps avaient structuré les sociétés — les cérémonies religieuses, les manifestations politiques, les grèves. Il sert ainsi de modalité de compensation à ce qui perdure encore et toujours, voire qui s’accentue avec les nouvelles modalités de gestion du travail et de la production, de l’exploitation des corps et désormais des psychés par le capitalisme financiarisé. Avec la fête et ses boîtes de nuit, le sexe et ses clubs libertins, le sport et le stade sont le troisième élément d’un triptyque d’intensité qui cadre les expériences humaines des temps qui sont les nôtres.
Jouir ensemble pour sentir vivre
Faut-il donc s’étonner que la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris ait été ce qu’elle a été ? Elle n’a fait que dire ce que sont nos sociétés, celles de la jouissance intense de soi par soi dans un cadre collectif, en proclamant à la face du monde ce que celui-ci n’ose s’avouer ou n’aime que trop s’avouer : il faut jouir pour se sentir vivre, jouir ensemble et de toutes les manières possibles. Et s’il était possible que cela ne s’arrêtât jamais, cela serait l’Olympe des dieux. Mais comme celui-ci n’existe pas, il n’est plus qu’à le détourner, du moment que perdure ce qu’il doit permettre — l’intensité de la jouissance, le présent d’une ville contre l’espérance d’un jardin plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur où l’on ira de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin.