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Le repos le plus subtil

Nicolas Poussin, Le Repos durant la fuite en Egypte, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage.

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Jean-François Thomas, sj - publié le 16/07/24
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Le temps des vacances est le temps du repos qui possède le mérite de remettre l’homme en face de lui-même. Si le repos invite au loisir, non celui qui "éclate", mais celui qui détend le corps, l’esprit et l’âme, il permet de s’arrêter, de penser et si possible de prier comme couronnement de l’ensemble.

Si "l’oisiveté est la mère de tous les vices", selon la formule attribuée à saint Bernard, le repos n’en est pas moins un don du Créateur à toute sa création. Le Fils de l’homme n’a pas contourné cette règle dans sa nature humaine et Il nous a laissé le témoignage de son propre repos dans les récits évangéliques, dormant même au cœur de la tempête ou se retirant en des lieux déserts pour goûter le silence et pour prier. Dès sa tendre enfance, il nous est légué cette scène du repos durant la fuite en Égypte : le danger, l’urgence du moment ne peuvent faire l’économie d’une pause, à la fois physique et émotionnelle. 

Le loisir et les loisirs

Notre époque n’a pas laissé le repos indemne. Dans une société de production et de consommation, le repos dominical est bafoué. De façon contradictoire, ce monde impitoyable à l’égard de ceux qui prétendraient au calme et à la gratuité de la contemplation n’a de cesse de développer une industrie des loisirs censée répondre au besoin de se poser mais qui, de fait, multiplie les activités et assomme les esprits tout en avilissant bien souvent les âmes. L’otium vanté par Virgile dans ses Bucoliques, ou par Sénèque et Cicéron, a été remplacé par le negotium. Le repos est le loisir et non point les loisirs, comme le note Marc Fumaroli : "La différence entre “loisir” et “loisirs”, c’est que le loisir est un état de vacance intérieure, où l’on jouit d’abord de soi et des siens, alors que les loisirs supposent une attitude affairée, calculatrice et consommatrice (rapport qualité/prix, time is money, rendement d’abord) qui perpétue dans les heures de vacance et jusque dans l’amour tous les plis contractés dans le temps des affaires" (Le Loisir lettré à l’âge classique). Nous sommes ici à l’opposé de celui qui ne recherche son repos qu’en Dieu. Dans la Genèse, Adam tombe dans un sommeil profond alors que Dieu lui retire une côte pour façonner Ève, sommeil-repos qui est, selon le beau mot d’Homère, le "Dompteur universel". Et le Créateur Lui-même se reposera après son œuvre. Nul besoin alors d’agences de voyages, de camps de vacances et d’entreprises tentaculaires pour organiser le tumulte et le mouvement là où devraient régner la tranquillité et l’harmonie.

Ces nouvelles idoles

Chaque période estivale devrait être une invitation à regarder attentivement la façon dont nous abordons le repos. Notre oisiveté est de plus en plus désarticulée et, au lieu de nourrir l’être, elle le vide encore davantage de sa substance en l’abrutissant par toutes sortes de loisirs aussi abracadabrants les uns que les autres. Le sommeil est un élément essentiel du repos et, chaque année, le temps qui lui est accordé diminue un peu plus car l’esprit et le corps sont accaparés par les écrans, les fêtes, les sorties, les activités ludiques et sportives : toujours plus, un magis renversé, telle est la nouvelle règle. Plus de disponibilité et de liberté pour des esprits constamment sollicités par les images, la bougeotte, habitués au butinage en ce domaine comme dans tous les autres (y compris dans la sphère affective et amoureuse), tel est le résultat catastrophique de la présence de ces nouvelles idoles sur le forum contemporain.

Le repos possède le mérite de remettre l’homme en face de lui-même.

Blaise Pascal avait bien repéré le drame qui se tissait, pourtant dans un siècle où le repos était encore possible : "Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir" (Pensées, Brunschvicg 131). Le repos possède le mérite de remettre l’homme en face de lui-même et le spectacle n’est pas toujours très joyeux et réconfortant car les défauts, les péchés et les échecs surgissent sans souci de blesser et de désespérer. Aussi l’homme préfère-t-il se perdre dans les loisirs plutôt que de devoir accomplir son compte de conscience. 

Cette vacance qui enrichit

Traditionnellement, depuis les Grecs, le loisir occupe le temps qui subsiste après avoir accompli tous ses devoirs politiques et sociaux, avoir satisfait tous ses besoins physiques. Ce temps est réservé à des occupations plus nobles que les précédentes. Il s’agit de cette vacance qui permet de s’adonner à ce qui est réellement satisfaisant, enrichissant. Les loisirs contemporains sont bien étrangers à cette manière de voir. Si le repos peut se suffire à lui-même, il invite aussi au loisir soigneusement choisi pour ne pas perturber l’équilibre trouvé, mais certainement pas aux loisirs dans le sens contemporain du terme qui cache, au détour du chemin, l’"éclatement" dans la "fête". Les foules qui se déplacent en troupeaux lors de vagues migratoires ponctuelles, vers la montagne, la mer, la campagne, les métropoles du monde entier, les "destinations" exotiques, ne connaissent ni le repos, ni le loisir. Elles répondent aux offres du marché économique et de la manipulation politique qui veulent les convaincre que s’amuser procure l’oubli, une nouvelle jeunesse, un sens pour une vie désormais cadrée dans toutes ses activités, et que le repos se cueille dans le tourbillon des déplacements et des activités. Il suffit d’entendre, dès le lendemain du retour des vacances d’été, tant de réponses à la banale question qui s’enquiert de savoir comment va l’intéressé : "J’suis crevé."

Le repos le plus subtil

Le loisir est une autre dimension du repos dans lequel il fait son lit. Le repos est neutre et il ouvre la porte à toutes sortes de contenus, du plus saint au plus bas. Lorsqu’il se dégrade, le loisir se défigure et se transforme en loisirs désordonnés et multipliés à l’infini qui ne satisfont jamais et qui en appellent d’autres en une chaîne sans fin. Du coup, le voyageur ne visite plus tranquillement un pays, mais il le "fait", l’épinglant sur son tableau de chasse avant de passer rapidement à la poursuite d’une autre proie. Le repos le plus subtil, celui qui détend le corps, l’esprit et l’âme, est bien sûr le temps de la retraite : se retirer pour un temps hors du monde ordinaire, celui du "négoce", pour goûter à tout ce qui échappe généralement dans la vie quotidienne. C’est le moment de prendre son temps et de s’étendre sous cette lumière revigorante, comme un chat paresseux au soleil. Elle est peut-être le sommet de cette scholè grecque, condition de la méditation philosophique et de toute étude (qui donnera schola, et école).

Toute réflexion a besoin du repos et le temps de la vacance, des vacances est une excellente opportunité pour s’arrêter et pour penser, si possible pour prier comme couronnement de l’ensemble. Saint Augustin précise : "Dans le loisir, ce n’est pas un repos désœuvré qui doit plaire, mais la recherche ou la découverte de la vérité, chacun aspirant au progrès spirituel, content de ce qu’il découvre sans envier aux autres leur part de découverte" (La Cité de Dieu, 19.19). L’apprentissage du repos est part de l’éducation dès le plus jeune âge. L’enfant "hyperactif" qui ne tient pas en place car déjà accablé par tant de loisirs inutiles ne fera jamais l’expérience du doux repos et du loisir qui comble. Le repos apparaît bien comme une composante de notre vie intérieure. Le moine partage son temps certes entre la prière et le travail, mais l’une et l’autre sont enracinés dans un repos régulier qui trouve ses racines en Dieu. L’insouciance de l’été ne doit pas écarter une meilleure intégration du repos pour la suite de nos jours.

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