Il est là, genoux au sol, les bras le long du corps et les mains doucement posées sur ses jambes. Les yeux clos, il semble absent de la rumeur de la foule. Derrière lui, les barques colorées semblent elles aussi figées comme sur un tableau. L’ondulation du fleuve n’y peut rien. Il a vingt ans, peut-être à peine moins ou à peine plus. Il est là, au bord du Gange et il prie. Le jeune Indien n’est indifférent à rien, il veut simplement être présent à la Puissance qu’il invoque. Lui présente-t-il le nom d’un défunt, le projet de sa vie, les confusions de son cœur ? Dans le secret de la rencontre intérieure, il prie, tout simplement.
Une rencontre intérieure
La prière n’est pas l’apanage du christianisme : depuis toujours, en tout cas depuis qu’ils croient, les hommes cherchent l’itinéraire qui les mènera à cette Présence à laquelle on ne sait quel nom donner, tant elle dépasse toutes les définitions dans lesquelles on voudrait l’enfermer. L’homme qui espère devine l’au-delà. Et c’est cette espérance même dont il reconnaît que le pressentiment lui est donné par un tout-autre.
De nobles et anciennes traditions parvenues jusqu’à nous illustrent cette vérité profonde : dans toutes les cultures, dans toutes les religions, sur tous les continents, des hommes prient. Non pas simplement par l’invocation de formules, de mantras, mais en laissant dans le silence, au plus profond, la brise légère caresser leurs âmes et la lumière fragile éclairer leurs esprits. Ils savent bien que les formules, fusse le Pater, ne sont que des paroles si elles sont ânonnées dans une logique marchande. Dieu n’attend pas un « sésame » pour manifester sa Présence. Elles ne servent qu’à préparer la rencontre intérieure, comme les salutations introduisent au dialogue, préliminaires essentiels mais insuffisants s’ils sont sans suite.
S’ouvrir à l’Autre
La prière est le lieu où la rencontre ouvre sur la communion. Non pas une fusion névrotique mais une communion de deux êtres, l’un éternel et l’autre mortel. Où l’un et l’autre se donnent, l’un parfaitement, l’autre maladroitement. Ce qui n’est jamais simple. Prier, c’est s’ouvrir à l’Autre, reconnaître que l’on n’est pas le tout de soi-même, accepter que ce « Je » dont un fameux poète dira qu’il est « un autre », est d’abord un être en devenir pourvu qu’il se laisse transfigurer par la beauté de Celui de qui il se reconnait créé. « Que ta volonté soit faite » : elle est là, la demande centrale, lorsque le créé demande à celui qui le modèle de continuer à le pétrir, toujours et encore. Non pas tant à la forme à laquelle il rêverait de correspondre, mais à l’image que son auteur porte en son cœur.
On se prend à imaginer un monde où chacun chercherait ce chemin de rencontre et d’accueil. Sans perdre du temps à convaincre autrui d’en prendre un autre, mais déjà de vivre celui sur lequel il est appelé à s’engager. Un monde où chaque croyant serait aussi un priant.
De partout, l’homme prie
Des bords du Gange, né de la chevelure du dieu Shiva, à Bénarès où l’on invoque le désir d’une vie qui s’approche du nirvana. Sur les rives de la Tohma, en Turquie, où l’on s’inspire du chemin mystique d’un des plus grand sages soufi, Somunca Baba (dont le nom signifie « Père du pain »). Le front posé sur les pierres de fondations du temple de Salomon à Jérusalem en murmurant les paroles des psaumes. Dans la chambre dont il a fermé la porte afin de suivre l’invitation de Jésus. Comme aussi devant une roche sacrée, ou encore les yeux levés vers l’astre du jour, et tant d’autres encore. De partout l’homme prie, et de tant de manières. N’est-ce pas la meilleure garantie pour notre monde ? À condition qu’il cherche dans cette rencontre le moyen de vivre vraiment et, puisant à la source du Bien, d’agir en conséquence. Lorsque la religion oublie d’être d’abord et surtout le vecteur qui unit l’homme à Dieu, elle s’idéologise et devient alors la chose la plus détestable. Il tient à chacun qu’il en soit autrement. Pour le salut de tous.