En 466, la situation de l’Église en Occident semble désespérée. Gaule, Belgique, Italie, Espagne, Afrique du Nord sont aux mains d’envahisseurs barbares qu’une puissance romaine à l’agonie ne contrôle plus et qui imposent leurs lois aux populations de souche. Encore n’est-ce pas le pire. En effet, ces peuples germaniques triomphants ont adopté l’hérésie arienne, négatrice de la divinité du Christ et qui persécute les catholiques pour les obliger à se convertir.
Trouver un prince catholique
Comble de malheur, en 466, le prince wisigoth Euric assassine son frère, s’empare du pouvoir et, se trouvant à l’étroit dans ses États qui couvrent pourtant toute l’Aquitaine et l’essentiel de l’Espagne, décide de s’emparer du reste de la Gaule. Après l’Auvergne et le Berry, il occupe la Touraine. Ne reste désormais qu’un étroit territoire entre Seine et Loire à n’être pas sous son contrôle. Pour combien de temps ? S’il y parvient, il sera en mesure de liquider le catholicisme. Sauf à lui opposer un rival catholique capable de le vaincre. C’est à cette conclusion que sont arrivés les évêques gaulois, et d’abord les deux plus politiques, Avit de Vienne et Remi de Reims. L’ennui est qu’aucun prince catholique n’est de taille à affronter Euric. Puisque ce prince n’existe pas, reste à le fabriquer. S’ils sont d’accord sur ce point, les épiscopats ne le sont pas sur la méthode. Avit pense que le meilleur moyen est de favoriser l’union d’un souverain barbare et d’une catholique qui élèverait ses fils dans sa foi. Remi, plus lucide, sait que l’Église ne peut attendre la naissance potentielle de ces enfants et qu’ils soient en âge de porter les armes. Selon lui, il faut trouver, immédiatement, un homme adulte, guerrier accompli.
Réunifier la Gaule
Évêque à seize ans, Remi appartient à une vieille famille de l’aristocratie champenoise, possède une vaste culture et un vrai sens politique. Son trait de génie est de convaincre ses frères dans l’épiscopat de ne pas attendre et de se tourner vers un petit peuple païen, les Francs saliens, dont le jeune roi Childéric est dévoré d’ambition. Lorsque Remi lui fait miroiter la souveraineté sur ce qui reste de la Romania, et l’appui de l’Église, que l’on ne peut dédaigner, Childéric lui prête une oreille attentive, même s’il existe une contrepartie à ce marché, la conversion au catholicisme. Une conversion qu’il fait attendre, conscient d’être indispensable à ses alliés car il commande la dernière force militaire susceptible de s’opposer à Euric.
Et si tu veux régner, montre-t-en digne !
Mais Dieu se joue de ces atermoiements… En 481, Childéric meurt, dans la fleur de l’âge, laissant un fils de quinze ans, Clovis, dont les chances de garder la couronne paternelle et même de survivre sont quasi-nulles, les mœurs barbares légitimant la mise à mort d’héritiers trop jeunes au profit de parents adultes. Cela, Remi le sait, l’adolescent aussi. Métropolite de la Belgique Seconde, Remi, à 40 ans, est l’un des hommes les plus influents de Gaule. Et il nourrit un rêve : la réunification de la Gaule, libérée à la fois des Barbares et des Romains, libre, catholique, où l’ordre et la sécurité seraient rétablis. À cet orphelin exposé à tous les périls, Remi adresse une lettre qui scelle entre eux un pacte, propose le programme de gouvernement d’un roi chrétien et s’achève par cette formule abrupte : "Et si tu veux régner, montre-t-en digne !"
Se marier à l’église
En fait, c’est l’Église qui fera d’abord les frais de l’arrangement, allant jusqu’à lâcher le dernier représentant de l’Empire en Gaule, le patrice Syagrius, catholique pourtant, que Clovis vainc et fait exécuter. Clovis révèle, certes, de rares talents militaires et fait montre — c’est le fameux épisode du vase de Soissons — d’une parfaite courtoisie avec Remi, mais ne reçoit pas le baptême et accorde même la main d’une de ses sœurs à un roi arien. Or la chance tourne quand, vers 490, Clovis perd sa femme ; Remi a l’idée de le remarier à sa guise, c’est-à-dire de lui trouver une épouse catholique, dotée d’un assez fort caractère pour lui en imposer. Ce sera une princesse burgonde, Clotilde, protégée d’Avit de Vienne.
Remi n’en reste pas moins l’évêque audacieux et visionnaire qui, en faisant de Clovis l’improbable champion du catholicisme, changea le cours de l’histoire, donna naissance à la France et sauva l’Église de la menace arienne.
Cette fois, Remi obtient de Clovis qu’il se marie à l’église et promette de laisser baptiser ses enfants, promesse qu’il tient, malgré la mort de son premier-né, malheur interprété comme une vengeance de ses dieux païens. Soutenue par Remi, Clotilde, quoique brisée de chagrin, tient bon dans son exigence de faire baptiser ses enfants. C’est encore Remi qui lui enseigne l’apologétique et les arguments à opposer aux réticences de son mari, rebelle à la conversion. Un enseignement qui porte lorsque, en juillet 496, pris au piège sur le champ de bataille de Tolbiac, Clovis, sur le point de succomber, en appelle au "Dieu de Clotilde" et bénéficie d’un retournement inespéré de situation qui le conduira au baptême. Il revient à Remi d’y préparer le roi qui, scandalisé au récit de la Passion, s’écrie : "Ah, si j’avais été là avec mes hommes !"
"Tant qu’ils seront fidèles"
Bien que certains contestent date et lieu du baptême, s’en tenir à Noël 496 et au baptistère de Reims, comme l’Église l’a toujours fait, semble la meilleure solution. L’on ne récusera pas davantage le récit de la vision de Remi qui, doutant de la sincérité de son converti et de l’acte qu’il pose, a la révélation de l’avenir de la monarchie et de la nation qu’il porte sur les fons baptismaux, avenir glorieux, "tant qu’ils seront fidèles". Désolé devant l’annonce d’une France apostate, il entend Notre-Dame le consoler en disant : "Ne craignez pas ! Je suis là et je veille."
C’ est lui, encore, qui obtient de Clovis qu’il en finisse une fois pour toutes avec la puissance wisigothe, en tuant au combat le roi Alaric, reprenant le Sud-Ouest et contraignant les vaincus à fuir vers Tolède. Conseiller du roi, et de la reine, Remi perd l’essentiel de son influence en novembre 511, lors du décès prématuré de Clovis et du retrait, momentané, des affaires de Clotilde. Lui-même s’éteint vers 540, quelques mois avant la reine, au bel âge de 96 ans. Il a également renoncé à imposer ses vues à la jeune génération de l’épiscopat, issue de la noblesse franque et inféodée au souverain avant de l’être à l’église. En dépit de la probable amertume de sa vieillesse, Remi n’en reste pas moins l’évêque audacieux et visionnaire qui, en faisant de Clovis l’improbable champion du catholicisme, changea le cours de l’histoire, donna naissance à la France et sauva l’Église de la menace arienne.