Au sanctuaire de Rocamadour se tient la Vierge Noire, cachée au creux du rocher depuis le XIIIe siècle. Modeste vierge de bois, elle veille sur les hommes de mer qui l’invoquent dans la tempête. On a placé sa reproduction sur la tombe de Jacques Cartier à Saint-Malo. Mandaté par le roi François Ier pour mener des expéditions et explorer de nouvelles terres, Jacques Cartier accosta à Terre Neuve en vingt jours et découvrit le Canada. En hiver 1536, la Vierge noire de Rocamadour guérit miraculeusement son équipage, atteint du scorbut. Il lui voua dès lors une grande dévotion, avec ce mélange de foi et de superstition anxieuse qui habite le cœur des marins. L’immensité de la mer leur impose l’humilité du cœur. Ils invoquent l’étoile de la mer, la Stella maris, quand se lève la tempête ou quand le mauvais sort est tombé sur un "Jonas". Un "Jonas", dans l’imaginaire des marins, est quelqu’un qui porte la poisse et dont il faut rapidement se débarrasser pour calmer la colère des dieux et la fureur des flots.
Ces "clivantes" paroles prophétiques
Jonas a fui le regard de Dieu et sa vocation. Il faut dire que sa mission n’était pas spécialement facile. Annoncer sa destruction à la grande ville païenne, c’est risquer au mieux la dérision et les ricanements, au pire le châtiment et la mort. "Encore 40 jours et Ninive sera détruite" (Jn 3, 4). Il est toujours plus facile de laisser les hommes ronronner en rond dans le matérialisme et l’oubli de Dieu que de leur dire une parole prophétique. Par exemple, si nous osons dire que l’inscription de la liberté d’avorter dans la Constitution ou la perspective de la loi d’euthanasie pour les plus fragiles est une avancée dramatique de la culture de mort qui crie vers le Seigneur, ou que la cabale menée contre le collège Stanislas — uniquement parce que cet établissement assume encore d’être catholique — par ceux qui se drapent de vertu républicaine tout en mettant massivement leurs enfants dans le privé, est une parfaite représentation du bal des hypocrites, certains pousseront des cris d’orfraie.
D’autres, l’air solennel, jugeront que nous nous éloignons de Jésus qui, lui, était gentil, et que "ces jeunes prêtres sans doute fraîchement sortis du séminaire" et "dépourvus d’expérience humaine" sont "clivants", ce qui est bien le seul péché mortel pour ceux qui ne croient plus depuis longtemps au péché mortel, réduisant leurs fautes à de simples "situations irrégulières" qu’il s’agit surtout de comprendre et d’excuser.
Ne cherchons pas les ennuis
Mais bon... ne cherchons pas les ennuis. Gardons-nous bien d’oser dire une parole aussi clivante. Nous éviterons les complaintes, les cabales médiatiques, les pétitions constitutives d’une société ultra-sensible, où l’émotion spontanée et l’indignation épidermique tiennent lieu de capacité d’analyse et de faculté de penser. Même le grand Sylvain Tesson, dont le talent réenchante la grisaille du monde, est qualifié d’"icône réactionnaire" et de "figure de proue de l’extrême droite littéraire "(le grotesque ne tue pas) par 600 artistes autoproclamés et parfaitement inconnus qui voudraient l’empêcher de parrainer le Printemps des poètes. C’est donc un honneur de nous ranger dans son camp.
Quand on a traversé la mort, on est libre face à la vie. On est libre aussi face au regard des hommes, au "qu’en-dira-on ?"
Mais il faut comprendre Jonas. Qui sommes-nous, d’ailleurs, pour exhorter les hommes à la conversion ? Ils nous diront de commencer par nous-mêmes, et ils n’auront pas tort. Je n’aurais sans doute pas fait mieux que Jonas. Il préfère mourir dans son lit que traité de fou ou déchiqueté par une foule en délire. Tout le monde n’a pas vocation au martyre... Dans Astérix en Corse, où il est plus facile de trouver un parrain qu’un témoin, le jeune soldat romain Sciencinfus, toujours volontaire pour la mission, rappelle la loi et fait des rapports à sa hiérarchie, mais les plus anciens calment rapidement son zèle intempestif : "Douououcement...", "Pas vu pas pris", "Pour vivre heureux vivons caché" et "Surtout pas de vagues". Jonas préfère prendre le large et se met à fond de cale pour échapper à l’appel de Dieu. Il ne se sent pas la vocation d’un poète maudit ou d’un prophète de malheur.
Le Seigneur ne lâche rien
Mais voilà... On est toujours rattrapé par la patrouille, et le Seigneur ne lâche rien. Il
"parle, et provoque la tempête, dit le psaume,
un vent qui soulève les vagues :
portés jusqu'au ciel, retombant aux abîmes,
ils étaient malades à rendre l'âme ;
ils tournoyaient, titubaient comme des ivrognes :
leur sagesse était engloutie.
Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur,
et lui les a tirés de la détresse,
réduisant la tempête au silence,
faisant taire les vagues.
Ils se réjouissent de les voir s'apaiser,
d'être conduits au port qu'ils désiraient" (Ps 106).
Les marins ont fini par voir se calmer la tempête. Mais ce fut au prix de la perte de Jonas qu’ils jetèrent à la mer comme on se débarrasse d’un boulet. Vous connaissez l’histoire. Il fut avalé par un gros poisson. Il reposa dans ses entrailles trois jours avant d’être recraché sur le rivage et de recevoir à nouveau sa mission. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est le signe que Jonas a traversé la mort, comme Jésus ressuscité le troisième jour. Le poisson, ictus, en grec, est le signe du Christ. Ses initiales signifient : Iesous Kristos Theou Uios Sôter, Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. Il est aussi l’image des hommes pris dans les filets de Dieu. Les entrailles sont le signe de la tendresse du Seigneur et de sa miséricorde qui refait l’homme, le guérit, le fait naître à une vie nouvelle. Jonas est comme refondé par Dieu dans sa vocation, dans son appel prophétique. Il reçoit la liberté suprême de celui qui est revenu de la mort, associé par avance à la puissance de la résurrection.
Libre face au regard des hommes
Quand on a traversé la mort, on est libre face à la vie. On est libre aussi face au regard des hommes, au "qu’en-dira-on ?", aux jugements si partiels de ce monde qui passe. Pensez à un grand malade qui a survécu à un cancer ou à un homme miraculé d’un accident grave. Ils ont souvent un recul devant la vie, une sagesse, une bienveillance, une liberté plus grande. Celle de savoir que nos jours s’en vont comme filent les grains du sablier et que nous serons bientôt morts. Celle de savoir que "le temps est limité" (1Co 7, 29) comme le dit l’apôtre, littéralement que "le temps a cargué ses voiles", expression de marin qui signifie "replier ses voiles", comme on le fait quand le navire rentre au port. "Encore quarante jours et Ninive sera détruite." Et vous, et moi, combien nous reste-il de jours avant la destruction de notre corps et notre passage vers la Vie ? "Apprends-nous la vraie mesure de nos jours, dit le psaume. Que nos cœurs pénètrent la sagesse" (Ps 89). Seule l’espérance de l’éternité donne son vrai poids au temps qui passe. Je pense à saint Augustin, ce vieillard fatigué, alors que Rome se disloque peu à peu sous les coups des barbares, "ces hommes aux chevelures de femme" comme il les décrit. L’Empire pourrit comme un cadavre parce qu’il a trop perdu son âme. Notre vieil Occident paganisé et miné d’idéologies devrait méditer sur la chute de Rome. Augustin achève une œuvre monumentale avec son dernier ouvrage : La Cité de Dieu. "Le chrétien est un homme qui, en sa maison comme en sa patrie, se sait en voyage", écrit-t-il (Sermon 110). Le chrétien sait qu’elle passe, la figure de ce monde, que seule la charité demeure, que le reste n’est rien, que nous voguons au vent des mers, au gré des vagues, sous la protection de la Vierge noire, la Stella Maris, l’étoile de la mer, mais que la Terre n’est jamais très loin.