Le préfet du Nord a décidé le 7 décembre dernier de résilier le contrat d’association qui liait l’État au lycée Averroès, situé à Lille, établissement d’enseignement privé créé en 2003 avec le soutien de l’ex-UOIF (devenue Musulmans de France) et accueillant 450 lycéens. La qualité de l’enseignement n’est pas en question : de l’aveu même des services de l’Éducation nationale et de la Chambre régionale des comptes qui l’ont contrôlé, cet établissement se situe à un niveau d’excellence académique que personne n’entend lui contester.
Un cours d’éthique musulmane
Les services de l’État ont en revanche estimé plus problématique la traçabilité du financement de cet établissement — un don en provenance du Qatar de 950.000 euros aurait été effectué en 2014, et des prêts auraient été accordés par des organismes extérieurs qui n’en auraient jamais réclamé le remboursement —, ainsi que l’existence d’un "cours d’éthique musulmane" au contenu jugé contraire aux valeurs de la République. Au point de justifier, selon le préfet du Nord, la résiliation pure et simple du contrat d’association qui liait le lycée à l’État.
Cette résiliation du contrat d’association, qui signifie à court terme l’impossibilité, pour l’établissement, de poursuivre son activité faute de financements publics, a été immédiatement contestée devant le tribunal administratif de Lille par la communauté éducative (association de gestion, représentants du personnel et parents d’élèves). Celle-ci demande l’annulation de cette mesure de résiliation et, dans l’attente d’une décision au fond, sa suspension provisoire.
Le terrain du "caractère propre"
D’aucuns diront que, dans cette affaire, l’État s’est borné à mettre en œuvre sa politique de lutte contre les séparatismes, ce dont il faut se féliciter. Mais la réponse que donneront les tribunaux est susceptible de concerner tout l’écosystème de l’enseignement privé en France… Pour le meilleur, comme pour le pire. Ce n’est pas tant la question de la traçabilité du financement du lycée Averroès qui suscite un intérêt. Non seulement l’auteur de ces lignes, tout comme son lecteur, ne dispose d’aucun élément du dossier sur ce volet (à propos duquel une enquête du parquet est apparemment en cours) ; mais surtout, cet aspect n’intéresse pas vraiment le secteur de l’enseignement privé, dont on peut espérer que les modalités de financement sont suffisamment transparentes, pour ne pas susciter de méfiance excessive des pouvoirs publics.
En revanche, il ne fait aucun doute que le débat judiciaire s’annonce, à Lille, sur le terrain du "caractère propre" du lycée Averroès. Cette notion est issue de la loi du 31 décembre 1959, dite Debré, qui n’en donne aucune définition. Elle garantit pourtant le droit à tous les établissements privés, au nom du principe constitutionnel de la liberté d’enseignement, d’affirmer leur identité et de définir leur projet éducatif comme bon leur semble, sous réserve que l’enseignement dispensé aux élèves soit conforme aux règles et programmes de l’enseignement public. À défaut, plus de contrat d’association, et exit les financements publics qui en découlent.
La constitutionnalité du catéchisme
Jusque dans les années récentes, personne ou presque n’avait anticipé que la loi Debré, historiquement conçue comme un accommodement entre l’État et l’enseignement catholique dans l’intérêt du service public de l’éducation, pourrait concerner des établissements d’enseignement musulman. Or, même si l’enseignement catholique scolarise aujourd’hui l’écrasante majorité des 2 millions d’élèves de l’enseignement privé en France, des familles d’autres confessions cherchent désormais une alternative à l’enseignement public ; parmi lesquelles des familles musulmanes.
Qu’adviendrait-il si un tribunal devait s’intéresser demain au "cours d’éthique chrétienne" dispensé par un établissement d’enseignement catholique sous contrat
L’enseignement privé catholique a réussi, jusqu’ici, à imposer son "caractère propre", en l’occurrence une éducation fondée sur une conception chrétienne de la personne (la personne est unique, elle se construit en relation, elle comporte une dimension aussi bien corporelle, intellectuelle, morale, affective que spirituelle, elle est vulnérable, elle est libre et responsable, etc.). L’État ne lui a jamais — ou si rarement — contesté. Mais par analogie avec l’affaire du lycée Averroès, qu’adviendrait-il si un tribunal devait s’intéresser demain au "cours d’éthique chrétienne" dispensé par un établissement d’enseignement catholique sous contrat, et dont le contenu serait jugé contraire, par les autorités, aux valeurs de la République, dont on connaît par ailleurs le caractère évolutif ? Cela reviendrait, en pratique, à s’assurer de la constitutionnalité du catéchisme dispensé aux élèves…
Un tournant dans l’application de la loi Debré ?
Or, en vertu du principe de laïcité et de neutralité de l’État, aucune religion ne peut bénéficier d’un traitement plus favorable que les autres. Sur ce point, le jugement que rendra le tribunal administratif de Lille dans l’affaire du lycée Averroès — et plus vraisemblablement l’arrêt que rendra le Conseil d’État, dont personne ne peut douter qu’il finira par être saisi de ce dossier — marquera un tournant dans l’application de la loi Debré. Bref, un sujet bien épineux pour l’ensemble des parties prenantes : pour l’État d’abord, qui a ouvert une boîte de pandore juridique et sociétale dans l’enseignement privé ; pour une frange de la communauté musulmane ensuite, qui mise logiquement tous ses espoirs sur le bénéfice de la loi Debré (et les financements publics en découlant). Et enfin pour l’enseignement catholique, dont le propre "caractère propre" pourrait durablement sortir gagnant ou perdant de cette affaire.